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| UNE LABORANTINE - 11
XI
La lecture d’un journal, ouvert le lendemain matin à l’hôpital, devait à la fois calmer ce doute, et porter à la pauvre enfant un nouveau coup. L’article était intitulé : « Une réunion mouvementée ». Il y était raconté que, la veille, les partisans de M. Auguste Cancel, ancien ministre blackboulé aux dernières élections dans son arrondissement, avaient organisé un meeting de protestation. Ils s’étaient rencontrés avec les partisans de son successeur. Une discussion publique avait suivi qui s’était transformée en une violente bagarre. La police avait dû intervenir et procéder à l’arrestation des batailleurs les plus acharnés. Le journal citait parmi eux un jeune écrivain déjà célèbre, M. Alfred Harny, et le journal ajoutait : « Ce dernier paraît avoir reçu des contusions graves. »
« Si je pouvais aller le soigner ! » Ce mot, prononcé involontairement dans le cœur de la laborantine, attestait la place que son amour trahi occupait encore en elle. Naïvement elle l’associait à son métier. À peine sortie de l’hôpital, elle se dirigeait vers la rue de Richelieu, pour demander des nouvelles à la concierge de la maison où elle imaginait Alfred Harny souffrant.
– Oh ! dit cette femme, notre jeune monsieur n’a rien. Les journaux exagèrent toujours. Il est allé défendre M. Cancel qui est son ami, à cette réunion. Un œil poché, c’est tout. Il a pu partir pour Deauville, cet après-midi même.
Quel soulagement pour Paule d’apprendre par un authentique témoin que son perfide fiancé n’était pas sérieusement atteint, « Il ne s’était jeté dans cette aventure, » pensa-t-elle, « que pour se prouver et prouver à Raymond, après l’affront de la rue de la Chaise, qu’il n’est pas un lâche. » Mais n’avait-il pas voulu aussi plaire à Mme Cancel, à cette maîtresse dont elle voyait toujours le regard haineux et passionné, dont elle entendait encore la voix frémissante durant cette rencontre de la rue Masseran ? Elle l’avait vu, lui, celui qu’elle aimait, si faible devant cette violence révélatrice. Ce voyage à Deauville, dont il n’avait jamais été question dans leurs propos, n’avait-il pas pour but de se retrouver avec cette femme, pour le mari de laquelle, – une honte de plus, – le jeune amant s’était battu ? Le besoin de savoir toute la vérité devait inspirer à l’amoureuse trahie l’action la plus extraordinaire, étant données ses habitudes de scrupuleuse discrétion. Dans certaines crises de souffrance aiguë, comme celle que traversait Paule, l’extraordinaire devient le naturel. Elle entra dans le premier bureau de poste qui se présenta, emprunta l’annuaire du téléphone, chercha le numéro de Mme Cancel, le demanda. Cinq minutes plus tard, elle apprenait que sa rivale était à Deauville. On lui donnait même le nom de sa villa.
« C’est elle qu’il aime, » se disait-elle en s’échappant de la cabine d’où elle emportait une confirmation décisive de son malheur. « Je le savais bien. Mais qu’il m’ait encore fait ça, lui, à moi, comme c’est dur ! »
« Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence ! » écrivait le tendre et profond Balzac à la première page de son émouvant récit : le Médecin de campagne. Cette phrase si simple exprime une observation dont certains étalages de chagrin démontrent trop la vérité humaine. Il existe, en effet, ce que l’on pourrait appeler un charlatanisme des larmes, qui n’exclut pas une part de sincérité, mais une nature vraie ne trouve quelque consolation pour une douleur suprême que dans un reploiement qui répugne même à la pitié. Elle ne veut pas être plainte. C’est ainsi qu’en rentrant des Enfants-Malades, le soir, Paule coupa court à toutes les questions, pourtant si craintives, de sa mère sur son état moral durant cette fin d’une triste journée. Aux condoléances de son frère, exprimées plus gauchement, mais si pitoyables également, elle se déroba de même. Sa mère appréhendait sa prochaine rencontre avec Marcelin Breschet. Par une intelligence de la sensibilité de sa fille qui témoignait d’une ressemblance intime, celui-ci la lui épargna et Paule lui sut un gré particulier de ne pas être venu l’entretenir de cette nouvelle aventure d’Alfred Harny qu’il devait connaître comme elle. Si elle l’avait rencontré, elle aurait deviné dans son regard une inquiétude à son sujet dont elle ne soupçonnait même pas l’intensité. C’était aussi une raison pour lui de ne pas la voir, par crainte de l’exaltation où il la trouverait et que sa présence redoublerait. Un incident avait eu lieu qu’il racontait à son petit-fils avec une révolte qui prouvait combien ce père d’un grand fonctionnaire demeurait étranger à certains côtés de l’esprit bourgeois.
– Imagine-toi, avait-il dit à Marcel. – C’était le lendemain du jour où Paule apprenait le départ de son Alfred pour Deauville. – Imagine-toi que j’ai reçu la visite de Me Harny. Il m’arrivait avec une lettre adressée par son fils à « Mlle Gauthier, infirmière aux Enfants-Malades ». Celle-ci l’avait retournée rue de Richelieu sans l’ouvrir. Il l’ouvre, lui, et la phraséologie sentimentale de son fils l’épouvante. Il se dit bien sottement que l’exaltation de ce vilain garçon, – il y croyait – était l’œuvre volontaire de notre Paule. Il en a conclu à un plan prémédité chez elle et qu’elle pouvait, dans son échec, nourrir des projets de vengeance. Que venait-il me proposer, sachant combien je m’intéresse à elle, sans deviner pourquoi ? De s’associer à moi, à titre d’indemnité, dans la fondation de cet Institut d’analyses bactériologiques, destiné à garantir l’indépendance de Paule. Je lui en avais, quand je présentais l’affaire comme une dot, assuré le succès et la large rétribution du capital engagé. Évidemment il appréhendait quelque coup de tête de la jeune fille trahie : le revolver, le vitriol ; que sais-je ? Une indemnité pécuniaire pour une déception de cœur ! Que voilà bien l’état d’esprit d’un homme de loi pour qui tout se solde, dans la vie, par dommages et intérêts. Tu n’imagines pas sa figure quand je lui ai répondu que Paule n’acceptait pas la petite dot que j’avais rêvé de lui constituer. « Je vous affirme, monsieur Harny, » ai-je dû lui répéter, « que la fortune de monsieur votre fils faisait pour elle le principal obstacle à un mariage entre eux. » Et lui, de me répéter : « Vous croyez cela ? Mais est-ce possible ? » – « C’est certain, » ai-je répondu de nouveau, « je vous en donne ma parole d’honneur, » et il m’a quitté sur un geste de stupeur qui m’a fait me demander, malgré moi, ce que Paule était capable de faire dans la crise de désespoir qu’elle traverse… Tu me dis que tu as un ami dans les hôpitaux ?
– Oui, répondit Marcel, Justin Cortet, mais il est interne à Laënnec.
– Il doit connaître quelqu’un aux Enfants-Malades ?
– Oui, un certain Discoët qui justement travaille avec les laborantines.
– C’est par lui, reprit le grand-père, qu’il s’agit de savoir comment Paule prend son malheur, et, par Cortet, si elle ne leur paraît pas étrange, troublée, différente d’elle-même. C’est comme avec sa mère autrefois. Moi aussi, j’appréhendais un coup de tête. Je l’appréhende avec Paule, une de ces résolutions brusques et irréfléchies, la décharge du chagrin intérieur. Interroge bien ces messieurs, en prenant soin de ne pas les mettre sur la voie véritable. Alfred Harny a quand même des côtés qu’il convient de respecter. Tu as su quelle part il a prise à ce meeting des électeurs de Cancel. Il s’est battu très bravement avec les perturbateurs de la réunion. L’homme est un animal bizarre. : trahir sa fiancée pour une drôlesse mariée, et risquer de se faire casser la figure pour ce mari que l’on trompe, afin de se bien prouver à soi-même que si l’on ne s’est pas défendu contre le frère de cette fiancée, ce n’est point par lâcheté. Je ne t’ai pas dit qu’il avait, sans commentaire, envoyé à Raymond un compte rendu découpé dans un journal, où son courage physique dans cette réunion, était mentionné. Autant dire à son agresseur de la rue de la Chaise : « Si je n’ai pas riposté à vos coups de poing, c’est à cause de votre sœur, et pour ne pas la compromettre. C’est vous le lâche. » J’ai bien supplié Raymond de ne pas communiquer ce détail à Paule. M’aura-t-il obéi ? Je l’ai trouvé honteux maintenant de sa propre action. Il admirait tant le Lac caché, et l’admiration ressemble à l’amour. Il en reste toujours une cicatrice, prête à saigner. C’est bien ce que je crains pour ma chère Paule.
L’intuition de Marcelin Breschet y voyait juste. La pauvre laborantine allait en effet sortir par un coup de tête de la crise angoissante qu’elle subissait, mais ce coup de tête devait lui ressembler, et mettre en lumière les héroïques qualités de sa haute nature. Le père avait bien vu cela aussi, qu’elle ne se confierait à personne. Pendant plusieurs jours aucune des habitudes de la malheureuse ne fut changée, ni à la maison où son silence continuait vis-à-vis de sa mère et de son frère, lequel avait la sagesse d’obéir aux suggestions de Breschet, ni à l’hôpital où elle pratiqua son service avec la même impeccable régularité. Ses compagnes la regardaient avec une curiosité qui ne la prit jamais en défaut, excitées qu’elles étaient par le souvenir de la scène de la rue Masseran. Elles remarquaient bien que Paule n’y passait plus jamais, par cette rue, seule observation qu’elles purent transmettre à leur interne, ce Discoët qui la communiqua lui-même à Cortet.
– Sauf ce soin d’éviter ce trottoir où sa rivale l’a surprise au bras de son type, aucun signe qu’elle traverse un drame. D’ailleurs le type lui-même ne reparaît plus. Mais y a-t-il eu un drame ? Cette petite n’a jamais été à la rigolade, et elle continue ses analyses avec sa tranquillité minutieuse. Te rappelles-tu ce grand laryngologiste qui disait : moi, j’habite les œsophages. Notre laborantine a l’air d’habiter son microscope. Ses microbes la fascinent littéralement.
– Elle avait sans doute un consolateur de rechange, disait Cortet en rapportant ce propos à Marcel, ou peut-être ce consolateur l’attend-il à Nevers ? Car enfin tu ne m’en parles plus, de cette famille de Nevers pour qui tu cherchais des renseignements ? As-tu donné ceux que tu as recueillis ? Je voudrais lire ta lettre pour me rendre compte de la manière dont l’historien de Janus pratique les leçons de son dieu à deux visages.
– Je leur ai simplement écrit que je n’avais rien appris.
– Tu as eu raison, reprit Cortet. D’ailleurs la petite est plus Janus que toi. J’oubliais de te dire où je l’ai vue qui entrait, l’autre jour, comme je gagnais Laënnec par la rue de Babylone ? Aux Bénédictines de la rue de Monsieur, s’il te plaît, et avec une mine dévote. Croirais-tu que je l’ai suivie, oh ! discrètement. Elle priait dans cette chapelle avec une ferveur Ah ! quelles mythomanes que ces demoiselles, et comme mon cher ancien maître Ernest Dupré a inventé là un joli mot !
– Et si elle est sincère cependant ? avait répondu Marcel.
– Alors, c’est une automythomane. L’espèce existe. Comment veux-tu que cette petite Gauthier croie en Dieu quand, tous les jours, elle constate qu’il n’y a d’énergie au monde que physico-chimique. Un miracle qui ait raison d’un microbe, cela ne s’est jamais vu.
– Ce qui se voit tous les jours, c’est que ce microbe sert à créer le dévouement chez l’infirmière et chez le médecin, et la voilà, cette force spirituelle qui te soutient toi-même, reprit Marcel.
– Ça, c’est de la métaphysique, répondit Cortet. Ce n’est pas ma partie. Toi-même, l’admets-tu vraiment ce spirituel dont tu parles ?
– En tout cas, je ne le nie pas, puisque je vois de nobles âmes en vivre. Et le parrain même de ton hôpital, et Pasteur ?
– Les deux camarades d’enfance s’étaient séparés sur ce mot, auquel l’interne de Laënnec n’avait rien objecté. Ce rappel du nom du grand thérapeute qui découvrit l’auscultation, quel argument à ne pouvoir le discuter, non plus que le souvenir du savant qui fut, précisément, le révélateur du microbe ! Cortet cependant était demeuré assez frappé de cette conversation pour qu’il s’empressât de venir annoncer à son ami, l’ayant senti intéressé par cette visite de la laborantine à la chapelle de la rue de Monsieur, un nouveau renseignement de Discoët.
– Je ne t’ai plus rencontré depuis notre discussion de l’autre jour, commença-t-il. Le vieux matérialiste que je suis et que je mourrai ne sera converti ni par Laënnec ni par Pasteur, mais je t’apporte un nouveau phénomène d’automythomanie, puisque tu continues à t’occuper de cette petite farceuse qui me semble concurrencer sérieusement Janus.
– Je ne suis guère sorti, répliqua Marcel, en montrant les papiers épars sur sa table. Tu vois mes notes. Mon père m’a écrit que mon proviseur me prie de hâter mon retour au lycée. Je rentre à Nevers après-demain, j’ai passé toutes mes heures cette semaine à la Bibliothèque. Mais qu’a donc fait Mlle Gauthier, que j’envie, moi le demi-croyant, – car j’ai bien des heures de doute, – et elle a une foi complète !
– Si complète qu’elle médite de nous quitter.
– Pour entrer au couvent ? s’écria Marcel.
– C’est tout comme, reprit Cortet. Un autre grand automythomane, un médecin, s’il te plaît, qui s’est fait prêtre après s’être conduit en héros pendant la guerre, un disciple du Père de Foucauld, fonde au Maroc, à Casablanca, une clinique, dernier modèle, pour laquelle il engage des laborantines. Il est venu demander à Discoët des renseignements sur cette petite Paule Gauthier, qui s’est d’elle-même offerte, sachant que ce docteur-apôtre recrutait son personnel.
– Mais c’est impossible ! Elle a ici une mère veuve, un frère, ses petits malades…
– Et tu oublies le gigolo qui l’attendait quasiment tous les jours à la sortie. Elle plaque ce monsieur comme le reste, à moins qu’elle ne soit comme la demoiselle dont parle ton Virgile. Ton vieux copain n’a pas oublié les vers : Et fugit ad salices… Je ne me rappelle pas trop la fin… Et cupit ante videri. Est-ce bien cela ?
– Et se cupit, rectifia le professeur.
– Le truc est simple, mais infaillible. Je ne connais pas le personnage, mais je parierais qu’avant quinze jours il prendra l’avion pour le Maroc, où il trouvera notre laborantine en train de lever un bicot.
– Et si elle est sincère cependant ? Te répéterai-je encore, dit Marcel, si elle va là-bas pour se racheter, puisque tu crois qu’elle était la maîtresse de cet homme ?
– Se racheter ! fit Cortet en haussant les épaules.
– Ou elle-même ou quelqu’un d’autre ?
– Et dire qu’au vingtième siècle, il se rencontre encore des gens intelligents pour donner dans des bobards pareils ! Moi, je retourne à Laënnec faire ma contre-visite et en particulier voir un opéré dont la température m’inquiète. Ça, c’est du vrai, et puis, si je ne te revois pas avant ton départ, je te tiendrai au courant des faits et gestes de notre gourgandine, au cas où elle donnerait suite à son projet marocain. Bon retour, ami, et pense plutôt à Janus et à ses dévots. Ces automythomanes-là étaient plus raisonnables que ceux d’aujourd’hui. Ils voyaient des faits. Ainsi les deux visages, c’était de l’observation, au lieu que…
« Et lui-même, il croit qu’il les voit, les faits, » se disait Marcel, tandis que le ricaneur descendait en hâte l’escalier. « Le drame, qui se joue devant nous, il ne s’en doute même pas. Il est vrai que ces messieurs n’ont pas encore inventé de thermomètre pour prendre la température morale. Grand-père, lui, y voit plus juste dès qu’il s’agit de Paule. Ce coup de tête qu’il appréhende, si c’était celui-là pourtant ? Il faut que je l’avertisse tout de suite. D’après Discoët, il ne s’agirait que d’un projet. Sans doute est-il encore temps d’y couper court, quoique cet exil représente peut-être bien la sagesse. Mais allons. »
Il ne se doutait pas, tandis qu’il s’acheminait de nouveau vers le boulevard Suchet, qu’un entretien avait lieu dans le cabinet de l’homme d’affaires à ce même moment, qui marquait la dernière scène de ce drame, inconnu de tous, dont il était, lui, depuis ces derniers jours, le témoin anxieux. À la minute où son camarade lui racontait, avec son ironie de carabin, la résolution de la laborantine, celle-ci se présentait elle-même chez son vrai père. Comme le secrétaire répondait que M. Marcelin Breschet ne recevait pas, elle lui remettait une lettre en disant :
– Il est là. Je l’ai vu rentrer. Qu’il prenne connaissance de ce mot, il me recevra.
– Faites entrer, dit Breschet à son secrétaire, après avoir lu ce billet, signé simplement Paule. Qu’elle n’eût pas employé le nom de Gauthier, cette abstention indiquait trop que l’enfant de la faute n’était pas sans soupçon sur le secret de sa naissance. Cette idée épouvantait à la fois et attendrissait le vieil homme qui se demandait tout bas, le cœur battant : « Que vient-elle me dire ? »
La jeune fille entrait, muette d’abord et comme à son habitude, très maîtresse d’elle-même. La physionomie réfléchie de son beau visage était cependant contractée étrangement, avec un pli durci aux coins de sa bouche, et dans ses prunelles la fixité d’une résolution grave :
– Monsieur Breschet, commença-t-elle, vous avez été si bon pour moi, ces temps-ci. J’ai voulu que vous fussiez le premier à savoir la décision que j’ai prise et sur laquelle, je vous en préviens tout de suite, je n’admettrai pas la discussion. À la suite des circonstances que vous connaissez, je vais quitter Paris définitivement.
– Vous voulez changer de profession ? demanda-t-il. J’ai entendu dire que vous y réussissiez si bien, que vous y étiez si utile. Vous-même répétiez que vous vous considériez comme une religieuse laïque et qu’une religieuse n’abandonne pas son ordre.
– Aussi ne vais-je pas changer d’existence, protesta-t-elle. Je vais continuer mon métier de laborantine. Je l’aime trop, ce métier, pour y renoncer. Je n’en connais pas de plus beau. Il satisfait en moi un besoin de charité que j’ai toujours eu, et de vérité. Je n’ai pas la prétention d’être une savante, mais quand, pour devenir infirmière, j’ai commencé des études de laboratoire, j’ai senti que dans un tout humble domaine je pouvais participer à cette œuvre scientifique qui fait la grandeur de notre époque. La Science s’associe pour moi, par le dévouement, à mes croyances chrétiennes. Être utile aux autres, et dans le Réel, vivre pour le Réel, un Réel bienfaisant, c’est devenu la règle, j’ose dire la joie de ma vie, quoique le Réel soit parfois bien dur à rencontrer.
Elle parlait avec l’accent d’une conviction intime et sans que Breschet pût bien comprendre pourquoi elle lui faisait, à lui, cette profession de foi. Quel trouble révélait ce choix, comme confident, d’un homme avec qui elle se sentait liée par un rapport dont elle ne s’avouait pas la vérité profonde. C’était une fille qui se confessait à son père, sans pouvoir, sans vouloir même le reconnaître, mais l’instinct était le plus fort.
– Oui, insista-t-elle, je vais partir. J’ai demandé et j’ai pu obtenir un emploi comme infirmière au Maroc, à Casablanca. Un médecin catholique qui fonde là-bas une clinique, cherche des laborantines. Je l’ai su. Je me suis présentée. Il a tout arrangé avec l’Assistance publique. Il m’accepte.
– Quand partez-vous ? demanda Breschet.
– Cette semaine.
– Et qu’a dit votre mère ? – Il ajouta par prudence : – Qu’a dit votre frère ?
– Je ne les ai pas encore avertis. Mais ce n’est pas pour vous prier de les prévenir que j’ai tenu à vous voir. – Et avec un étouffement dans la voix : – C’est pour vous dire merci et adieu.
Il l’attira contre lui sans répondre. Il appuya contre ce visage, qui se penchait, un baiser tremblant. Ils se séparèrent si émus qu’il dut s’asseoir. Elle marchait vers la porte, la tête retournée vers lui, avec une expression dont il devait dire à son petit-fils quand celui-ci, un quart d’heure plus tard, entra dans la même pièce, en lui racontant cette scène, toujours écroulé sur le même fauteuil :
– Ses yeux m’ont appelé son père, à défaut de sa voix. Je ne méritais pas davantage.
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