LE BOUQUINOROUM

| UNE LABORANTINE - 12

XII

– Est-ce que vous m’autorisez à rapporter tout cela à mon père ? demandait Marcel, le surlendemain, sur le quai de la gare de Lyon, en attendant le départ du train qui le ramenait enfin à Nevers.

 

– Tu en jugeras toi-même, répondait Marcelin Breschet. Je tiens à reprendre, avec ta mère et lui, des relations normales, à cause de toi, et d’abord à leur rendre visite à Montigny. C’est cette demande que tu lui feras d’abord, de ma part. Je ne sais même pas, je te le répète, ce qu’il te répondra. Je ne le connais pas, et lui ne me connaît pas non plus.

 

– Le vrai rôle du petit-fils, dit Marcel, consiste précisément à réconcilier ses parents et ses grands-parents.

 

– Refaire la famille, noble tâche ! Eh bien ! essaye et surtout, ne te sépare plus jamais de moi. Vois-tu, Marcel, je n’ai aujourd’hui que toi au monde. Paule va partir. Sa mère est plus sauvage, plus fermée que jamais. Son fils Raymond est tellement heureux de sa maison d’édition qu’il ne pense même pas à m’en être reconnaissant. Il en oublie jusqu’à sa sœur. Si tu racontes cet épisode de ma vie à ton père, peut-être aura-t-il pitié de moi. Tu m’as prié de te garder ton argent pour le « Rouvre ». S’il te questionne à ce sujet, – la banque d’Avallon a dû le prévenir du déplacement de tes fonds, – réponds-lui la vérité, que je n’ai pas essayé de t’entraîner dans une nouvelle affaire. Tes fonds restent libres. Ta thèse sur Janus n’en sera pas moins bien imprimée par Raymond. Et puis, aussitôt que vous aurez causé, Antoine et toi, une dépêche, et j’accours à Nevers embrasser mon consolateur.

 

Cette dépêche, le « consolateur », pour qui ce séjour à Paris avait été un tel événement, eut lui-même la consolation de l’expédier à son douloureux grand-père, quelques heures après l’avoir quitté sur ce quai de gare. Il lui donnait rendez-vous à Nevers, le samedi prochain, pour aller ensemble passer le dimanche à Montigny. Comme on pense, Antoine Breschet n’avait pas voulu attendre plus longtemps pour savoir le résultat de la mission dont il avait chargé son fils. Les billets que lui écrivait le jeune homme, destinés à être lus aussi par la mère, ne lui donnaient d’autres détails que des renseignements de santé ou de travail. Il n’avait pas appris sans anxiété le déplacement de fonds que le banquier d’Avallon lui avait, en effet, communiqué.

 

« Pourvu que mon père, » s’était-il dit, « ne l’ait pas entraîné, lui aussi, dans une de ces spéculations fantastiques comme il continue d’en faire aujourd’hui. Envoyer Marcel à Paris pour cette enquête, quelle imprudence ! Mais il était question d’une dette d’honneur. C’est pour moi un point névralgique depuis si longtemps et la terreur d’un accident pareil a tout emporté. »

 

Il était donc là, lui aussi, à l’arrivée du train de Paris, et tout de suite il entraînait son fils à son hôtel, l’interrogeant dès qu’ils étaient montés en voiture. Le premier soin de Marcel fut d’exposer, avec une certitude communicative, l’inanité des accusations portées par des gens mal renseignés sur les affaires de Marcelin.

 

– Mais cette dette d’honneur dont parlait sa lettre ? On n’emploie pas au hasard des mots pareils. Dis-moi la vérité. Tu lui as donné, toi, l’argent qu’il me demandait. C’est pour cela que tu as déplacé tes fonds ?

 

– Non, papa. D’heureux incidents survenus dans ses locations lui ont permis de régler avant mon arrivée à Paris, et sans avoir besoin de notre secours, la difficulté qui le tourmentait. Elle intéressait, en effet, son honneur. Mais mon argent, à moi, est toujours libre. Je le placerai, si vous ne vous y opposez pas, dans une maison d’édition que grand-père va subventionner. Il faut que vous sachiez tout, et vous ne pourrez pas ne pas le plaindre et ne pas le recevoir à Montigny, car c’est le signe de réconciliation que je viens vous demander de sa part, et de la mienne. J’ai été trop ému par lui. J’ai besoin de ne plus en être séparé. Vous allez comprendre pourquoi.

 

Et le jeune homme commença de répéter à son père la confession qui l’avait, lui, touché si profondément. Il l’initia, avec des larmes, à la tragédie morale dont il restait le témoin bouleversé. Il allait, une fois de plus, constater combien Marcelin Breschet avait raison de dire : « Je ne connais pas mon fils, » et quel divorce irrémédiable certaines oppositions de métier peuvent créer entre des hommes liés pourtant par le sang. Pensant la vie trop différemment, ils ne sauraient se comprendre. Le fonctionnaire irréprochable et strict ne pouvait pas plus s’associer l’existence sentimentale de son père, qu’aux aventureuses audaces de son esprit d’entreprise.

 

– Voilà donc l’explication des mystères que j’ai toujours soupçonnés dans son existence, dit-il. Et c’est à toi qu’il avoue cela, toi au respect de qui son âge lui fait pourtant un devoir de tenir. Il ne craint pas, sous le prétexte du plus faux des devoirs, de t’associer à une de ses nouvelles folies. Car enfin, cette maison d’édition où il t’invite à placer ton argent, – tu décideras toi-même, – elle peut ne pas réussir, et ce fils de sa maîtresse, qui n’est pas le sien, que lui doit-il ? Rien. Précisément parce que je suis un dévot du foyer, je n’admets pas les faux devoirs de famille. La famille, c’est d’abord le mariage. Hors du mariage, tout est désordre, scandale, hypocrisie, misère.

 

Il s’arrêta, consterné par la détresse dont il voyait Marcel possédé. Puis, lui prenant la main :

 

– Ne me crois pas dur, mon enfant. Moi aussi, j’ai pitié de mon père, tout en le condamnant. Je vais te le prouver. Cette réconciliation que tu désires, je la désire aussi depuis des années. Qu’il vienne à Montigny, quand il voudra. Il y sera reçu par ta mère et par moi, comme il a le droit de l’être, avec respect et affection. Permets-moi seulement d’y mettre une condition. Oh ! elle dépend de toi, – ajouta-t-il, sur un geste de son fils, – tu vas me donner ta parole que jamais tu ne briseras ta carrière d’universitaire.

 

– Je vous en donne ma parole, papa, et merci.

 

Comme si cette conversation avait été entendue par le collègue qui discutait avec Marcel la veille de son départ, cet Émile Chardon, le professeur à la veille de se faire journaliste, ce fut à cet ennemi de l’Université que Marcel se heurta sur le seuil du lycée, au moment de reprendre sa classe.

 

– Te voilà revenu à l’affreuse boîte, lui dit Chardon. C’est dur, n’est-ce pas, de continuer ce triste métier. T’es-tu amusé du moins à Paris ?

 

– J’ai pris des notes pour ma thèse. Et toi ?

 

– Moi, j’ai préparé deux ou trois articles que je signerai, justement à cause de toi, du pseudonyme de Janus. Mais je ne garderai pas longtemps mon double visage. En attendant, entrons décrasser un peu ces cancres.

 

« Que de contradictions ! » pensait Marcel en s’asseyant dans sa chaire, cinq minutes plus tard, et après avoir dicté le texte d’une version latine tirée de Sénèque. Il regardait les têtes de ses vingt-cinq élèves penchées sur leur pupitre, et le cinéma de sentiments divers auxquels il avait participé se déroulant devant son esprit : « Où est la vérité ? » se demandait-il, et il se répondait :

 

– Dans l’acceptation du sort et la bienfaisance.

 

L’image de Paule lui revenait, comme un exemple à toujours imiter. Il la voyait telle qu’il l’avait vue, penchée sur un enfant malade, allant chercher au fond de sa bouche, sur les amygdales, au moyen d’une tige métallique recouverte de coton, une parcelle de mucosité dont elle ensemençait des tubes de bouillon de culture qu’elle enfermait soigneusement dans une étuve pour que les microbes se développent et qu’elle puisse ensuite les identifier. Elle apporterait le résultat de cette culture au médecin, et l’enfant serait sauvé ! Qu’aurait-elle fait d’autre que d’exercer consciencieusement son métier ? Qu’avait fait d’autre son propre père, en maintenant l’ordre dans un coin du service du trésor public, sinon d’exercer son métier, lui aussi, avec conscience ? Que feraient d’autre toute leur vie, Discoët et Cortet ? Que faisait d’autre Mme Gauthier, dans son humble besogne réparatrice, comme Raymond se préparait à remplir de son mieux son métier d’éditeur, dévoué au service des lettres, et Chardon, son métier de journaliste convaincu et honnête, comme il était ? Bienfaisance ou réparation, le métier est toujours le seul moyen d’être utile aux autres, après la faute. Son grand-père, lui, en était un autre exemple. N’avait-il pas toujours travaillé de son mieux dans les divers métiers qu’il avait tour à tour pratiqués, et il avait pu ainsi non pas effacer, mais corriger une faute bien grave. De toutes ces figures qui surgissaient ainsi dans sa mémoire, Marcel en condamnait une seule, celle d’Alfred Harny qui semblait ne vivre que pour lui-même, pour sentir, fût-ce aux dépens des autres. Et tout en regardant travailler à leur composition les adolescents qui lui étaient confiés, une phrase de Bourdaloue lui revenait, qui résume les règles les plus différentes du devoir social dans un seul précepte : « Vivre selon Dieu dans son état. »

 

Chantilly, août-septembre 1933.


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