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| UNE LABORANTINE - 05
V
Revenu chez lui, Marcel se mit à sa table, pour commencer une lettre à son père, impulsivement, automatiquement. « Ma mère doit tout savoir, » pensait-il, « d’un secret de famille qui nous concerne tous. Il ne s’agit ni de questions d’argent mal géré à regretter ni de susceptibilités réciproques à déplorer. Elle est bonne chrétienne, elle comprendra. » Et il rapportait dans tout son détail sa conversation avec son grand-père. Ces pages une fois écrites, il les plia sans même les relire, et les glissa dans une enveloppe dont il libella l’adresse sans hésiter. Il éprouvait un soulagement à se sentir délivré d’incertitude. Quelle décision prendrait son père, il l’ignorait. Mais il l’estimait trop pour ne pas la savoir d’avance conforme à ce devoir du sang dont nous portons l’instinct irrésistible en nous. Il s’agissait d’une sœur. Oui, Paule était sa sœur, et ce mot d’honneur souligné par leur père commun pèserait de tout son poids sur la conscience du grand bourgeois français qu’était l’ancien fonctionnaire. Le jeune homme se coucha en laissant cette lettre révélatrice sur sa table de nuit. Il la touchait, toutes lumières éteintes, comme pour palper la réalité d’une situation maintenant lucide à ses yeux. Une hypothèse s’offrit à lui, dès son réveil, plus compliquée, mais elle comportait un acte conforme à sa propre nature. L’enverrait-il cette lettre ? Connaissant la rigueur des principes sociaux de son père et l’ayant vu les vivre si strictement, il pensait que la voix du sang ne parlerait peut-être pas plus haut qu’eux. Cette liaison du patron avec la femme de l’employé lui causerait une horreur profonde. Jusqu’alors le trésorier-payeur général avait condamné chez l’homme d’affaires des procédés d’aventurier. Il porterait sur cet adultère un jugement d’un autre ordre. Il l’en mépriserait. D’autre part, cette vérité cruelle, était-il nécessaire de la dire ? Le nécessaire était que la somme d’argent demandée pour Paule fût donnée au vieillard. Une idée subite vint à Marcel. Un oncle maternel lui avait légué par testament des valeurs dont une banque d’Avallon lui servait les intérêts : dix mille francs de rente destinés à aider sa carrière d’universitaire, médiocrement payée. Certes ces dix mille francs de rente étaient bien à lui. Les valeurs avaient dû être choisies par l’oncle avisé, de telle sorte qu’elles ne subissent pas les fluctuations de la Bourse.
« Je les vendrai, » se dit-il. « Je saurai bien leur taux exact. Ces dix mille francs de revenu supposent deux cent mille francs de capital, le double de la somme que demande mon grand-père. Les cent mille francs qu’il désire, je les lui donnerai. Mais acceptera-t-il ? Et puis mon père a lui-même son compte à la banque d’Avallon. Il apprendra certainement que j’ai réalisé cette petite fortune. Dans quel dessein ? Il voudra le savoir. Il en devinera l’emploi. »
Son idée n’était encore qu’à l’état de projet quand, le lendemain, il arriva au rendez-vous du boulevard Suchet.
– Eh bien ! lui demanda le vieillard avec une visible anxiété. As-tu écrit à ton père ?
– Voici ma lettre, répondit-il. J’y ai rapporté toute notre conversation. Lisez-la. Si vous jugez que je peux l’envoyer elle partira aujourd’hui.
Il tendait l’enveloppe déjà timbrée, mais toujours ouverte, à son grand-père qui commença de lire la lettre, sans que son visage, contracté à la fois et décidé, traduisît ses impressions. Quand il eut terminé, il commença d’aller et de venir dans la chambre, toujours silencieux. Il avait dû au cours de ses entreprises, arrêter dans l’ordre matériel des résolutions très graves. Il avait retenu de cette discipline un pouvoir de se contrôler lui-même qui se manifestait à cette minute. Le jugement d’un fils devient toujours une redoutable épreuve, quand il s’agit de savoir si l’on rencontrera la condamnation ou le pardon d’une faute irréparable. Marcel le sentit tellement angoissé qu’il ne put lui-même se taire davantage :
– Grand-père, j’ai trouvé le moyen de tout arranger sans que personne connaisse votre secret. Je me trouve avoir en dépôt à une banque d’Avallon des titres à moi légués par un frère de ma mère, plus de cent mille francs. Ils m’appartiennent en toute propriété. Acceptez que je vous les prête pour en faire la dot de Paule. Vous m’en servirez l’intérêt et me rendrez, quand vous le pourrez, le capital dont je n’ai, pour ma part, aucun besoin. Je dirai à mon père, en rentrant à Nevers, qu’en lui écrivant comme vous avez fait vous appréhendiez une grosse difficulté financière qui est évitée. S’il ignore que j’ai disposé de ma propre fortune, rien ne se produira. S’il l’apprend, je lui parlerai d’un secours donné à un ami que je ne peux nommer. J’en serai quitte pour une scène pénible. Du moins votre secret sera gardé et je vous aurai, moi, un peu payé la dette que j’ai contractée envers vous. Si vous n’aviez pas travaillé comme vous avez fait, nous serions restés, et moi d’abord, des demi-paysans d’Auvergne comme tous les nôtres pendant plusieurs siècles.
Marcelin Breschet regardait son petit-fils avec des yeux d’une inexprimable tendresse. Comme la veille, il prit le jeune homme entre ses bras et le serra longtemps contre son cœur. Puis gravement, mais simplement :
– J’accepte en principe, d’autant que tu n’y perdras rien. Si d’ailleurs comme je l’espère, ma Société immobilière réussit, j’aurai le droit de t’assurer par mon testament cette indépendance que tu veux me sacrifier. Merci pour Paule et merci pour moi.
– C’est moi, répondit le jeune homme, qui dois vous remercier. Vous me donnez la plus grande joie peut-être de ma vie, celle de recréer l’unité de la famille dont la rupture m’est si douloureuse.
Prenant la lettre à son père, il la déchira en mille morceaux. Comme le vent soufflait, il jeta ces débris les uns après les autres par la fenêtre et les regarda tourbillonner. Puis, se retournant vers son grand-père :
– En nous quittant hier, vous m’avez annoncé que vous voyiez le moyen d’assurer à Paule cette dot qu’exige M. Harny père, sans que l’origine en soit connue. Mais est-ce possible ?
– Possible, oui. Il y faudra du doigté. Mais comment n’en aurais-je pas, après tant d’épreuves ?
L’homme d’impression, si expansif la veille, cédait maintenant la place à l’homme d’action. Marcel remarqua de nouveau cette alternance qu’expliquaient les contrastes de cette destinée, tour à tour imprudemment exaltée par l’espérance et immobilisée dans les reploiements du calcul.
– Oui, continua le grand-père, tu étais un tout jeune collégien. C’était dans ma dernière soirée chez vous à Auxerre. On t’avait donné comme sujet, pour une dissertation, cette phrase d’un ancien, tu l’admirais beaucoup : « Il faut faire de l’obstacle la matière de son action. » Ah ! tu n’étais plus le petit garçon : d’Amen ! amen ! L’obstacle à ce mariage avec Alfred Harny ne réside pas uniquement dans la pauvreté de Paule. Il réside aussi dans son métier. Il est trop naturel qu’un agréé près le Tribunal de commerce ne veuille pas pour bru d’une bactériologiste, à moins que cette bactériologiste n’ait un labo à elle, où elle travaille, non plus pour l’Assistance publique, mais pour son propre compte, et qui représente un capital. Ce capital, les cent mille francs que je demandais à ton père et que tu m’offres, doivent servir à le constituer. J’ai étudié déjà la fondation d’un petit Institut d’analyses médicales que dirigera un docteur qui accepte. J’en serai le principal actionnaire, et Paule, vu ses études et sa situation aux Enfants-Malades, deviendra la principale infirmière. Je m’arrangerai pour que son traitement et la longueur de son contrat avec un fort dédit, représentent l’équivalent du capital que M. Harny peut désirer. J’ai communiqué mon idée à Thérèse, qui l’accepte. Reste à savoir ce que valent tes titres et comment tu peux les réaliser. Et puis mets-toi là, – il avançait le fauteuil de son bureau, – afin d’écrire à ton père, en termes convenus, que ton enquête est terminée et que tu prolonges ton séjour à Paris pour étudier ta thèse. Ça, c’est pour moi. Et, avec un bon sourire, – tu seras comme ton Janus, tu auras deux visages.
– Mais, dit Marcel, pour faire évaluer mes valeurs et les vendre, ne serait-t-il pas plus prudent que cette opération se fasse à Paris ?
– C’est très simple. Après le déjeuner, nous passons à la banque où j’ai mes fonds. Je te présente au directeur qui est mon ami, un monsieur Chabanon, un Auvergnat comme nous. Il se charge de tout. Quelques jours, et tes valeurs sont ici. Chabanon t’avertit du cours de la Bourse. Tu signes d’avance un ordre de vente, et la somme t’attend chez lui. Quel rôle, – et il riait gaiement de nouveau, – pour un grand-père, de faciliter ce que ton père appellerait tes déportements ! Moi, ma conscience est bien tranquille. Mais allons déjeuner et faire notre course chez Chabanon. J’ai vers trois heures un rendez-vous important auquel je ne voudrais pas manquer. Je verrai sans doute à cette réunion quelques personnes capables de s’intéresser à mon idée d’un Institut médical. Voilà bien mon caractère, ajouta-t-il, cette idée me travaille la tête. Il ne s’agirait même pas de Paule que le projet de cette société-là me fascinerait. Si ton père nous entendait, il parlerait maintenant de mes emballements. Il me les a tant reprochés. Mais le mot est-il français, monsieur le professeur ?
– Pas trop, répondit Marcel, mais l’usage !… Et désireux de ne pas revenir sur leur commune préoccupation, il prit texte de cette allusion à sa vie universitaire pour aiguiller pendant le déjeuner, la causerie sur les déformations du langage. Il expliquait ce qu’avaient signifié autrefois ces vocables : « Enchanté, Charmant, Étonné, » si banalisés aujourd’hui.
– Cela prouve que tout s’use, dit le vieillard, qui, pensant à sa fille, ajouta : Et l’introduction des termes scientifiques dans le langage courant, quelle mode ! Quand tu connaîtras Paule, tu resteras éberlué de l’entendre te dire : J’ai fait trois métabolismes ce matin… ou bien, à propos des anxiétés de sa mère : C’est de l’hémophilie morale. Mais, – et il tirait de son portefeuille une feuille tapée à la machine, – lis ceci, et promets-moi de garder le secret. C’est une page d’elle, une note pour son frère. Celui-ci est en train de constituer un dossier pour un ouvrage que prépare sa librairie, une enquête, comme on en publie aujourd’hui, sur la jeune fille moderne. Il a demandé à sa sœur de lui fournir des renseignements sur les laborantines. Paule lui a simplement donné le détail d’une de ses journées. Tu verras avec quel sérieux elle exerce son métier. J’ai demandé à Raymond de me prêter ce document. Prends-en connaissance. Tu verras quelle belle âme simple, si sérieuse, si droite, – sa mère sans la faute.
JOURNÉE D’UNE LABORANTINE
Six heures. Sonnerie du réveil. Vite, vite. Réveille-toi. Le temps de dire tes prières et de rêver un peu à ce que tu feras le dimanche ou les vacances prochaines. Les idées manquent encore de netteté et l’imagination en profite. Le passé défile avec ses chagrins si estompés qu’on les prendrait pour des joies. Le présent est magnifique et l’avenir triomphant.
« Pauvre folle, tu vas être en retard !
« Déjeuner rapide. Toilette de la laborantine et de sa chambre. Quelques mots avec ma mère. Pourvu que je puisse prendre le métro de sept heures dix ! Enfin je suis arrivée. Déjà Babylone et le square des Invalides. Bouffée d’air pur.
Que les arbres sont jolis sous le soleil matinal ! Pourvu que mon autobus ne tarde pas trop ! J’ai hâte de savoir si l’hémoculture du numéro 2 est positive. Déjà hier soir, je ne pouvais pas m’endormir en pensant à cette petite malade dont la guérison dépendait un peu de moi, et la voilà, ce matin, encore présente à mon esprit et qui semble dire : halte-là ! à ma pensée vagabonde.
Huit heures, en uniforme d’infirmière. Le travail du laboratoire commence. Examen des cultures qui sont à l’étuve depuis vingt-quatre heures, et, si besoin, réensemencements sur milieux spéciaux. Examen d’une ponction lombaire qui permettra de savoir à quel microbe est due l’affection méningée et de sauver le petit être en lui injectant le sérum bienfaisant. Numération des globules sanguins pour déceler l’anémie pernicieuse. Examen des mucosités de la gorge, pour y chercher le bacille, agent causal de la diphtérie et du croup qui emportaient tant de pauvres enfants avant la découverte du docteur Roux.
« Vers dix heures, après la visite du chef de service, nouvelles demandes d’examen du sang, hémocultures, prélèvements de pus. Alors la laborantine se rend dans les salles pour ces prélèvements. Pour tous les malades, elle sera l’infirmière qui fait souffrir. On ne l’aimera pas comme celle qui soigne. Il lui arrive même d’être repoussée. Adieu les élans de reconnaissance qui la comblaient d’orgueil et l’attendrissaient quand, petite élève infirmière, elle faisait ses stages auprès des malades.
« Elle ne les regrette pas. Sa part est si belle avec la satisfaction d’une tâche scrupuleusement accomplie et l’immense fierté de posséder la confiance des médecins de son service.
« Interruption d’une heure, pour déjeuner au réfectoire de l’hôpital. L’après-midi est employée à terminer les examens et à inscrire leurs résultats sur des cahiers qui accompagnent les visites des médecins pendant leur passage au chevet des malades.
« À dix-sept heures, la journée s’achève, et la laborantine, en reprenant ses vêtements de ville pour rentrer parmi les siens, voudrait bien ne pas apporter à leur foyer, le poids d’une responsabilité qui parfois l’accable.
« Elle n’y réussit pas toujours. »
***
Cette lecture achevée, rendant la page à son grand-père :
– Et moi, dit Marcel, qui trouve quelquefois mon métier de professeur si fastidieux ! Quelle leçon ! Ah ! il faut que je la voie, que je l’entende parler, cette demi-tante, que je n’appellerai jamais Tantine, comme la sœur de maman, quand j’étais petit.
Cette résolution était si bien prise qu’après la visite chez Chabanon et les formalités bancaires accomplies, il quitta son grand-père hâtivement et se fit conduire à Laënnec.
– Il n’est pas trois heures, calculait-il. Je vais chercher Cortet. S’il est libre, il me mènera aux Enfants-Malades. Il trouvera bien quelque camarade pour nous conduire jusqu’au laboratoire où travaille Paule. Je la verrai, je l’entendrai. Je communiquerai avec cette belle âme, comme dit si bien mon grand-père.
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