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| UNE LABORANTINE - 06
VI
Cortet se trouvait libre. Il reçut Marcel dans sa chambre où il rédigeait les notes prises le matin, à la visite du professeur Louvet, l’infatigable clinicien.
– Quelle belle fin de vie ! s’exclama-t-il, après avoir expliqué à son ami son occupation. Louvet entre dans la dernière année de son cours à la Faculté et de ses séances quotidiennes à l’hôpital. Il va sur ses soixante-dix ans. Un demi-siècle de dévouement professionnel ! Et il nous disait encore ce matin, combien Trousseau avait raison de parler « du charme qui accompagne l’étude de la médecine, » Il nous citait cette autre phrase de ce maître : « Il faut toujours voir des malades, toujours, toujours. En a-t-il vu, lui, Louvet, et il n’en est pas lassé ! Quant à moi, je me réjouis chaque matin d’avoir choisi cette carrière.
– Et tu déplorais l’autre jour les mesquineries et les ennuis de ton métier !
– Nous avons eu, ce matin, de si beaux cas que je me suis réconcilié avec lui. Voyons, n’as-tu pas quelquefois des moments où, toi aussi, tes auteurs grecs et latins te puent au nez ? Pardon du mot. La grande affaire, vois-tu, c’est d’avoir un métier à travers lequel on puisse faire son esprit et qui soit utile aux autres.
« Quel écho », pensa Marcel, « de ma tantine inconnue ! »
Et Cortet, comme s il avait lu dans sa pensée par un don de seconde vue, reprenait :
– Mais tu dois avoir quelque chose à me demander sur ta Mlle Gauthier. Si tu restes à Paris, c’est que tu veux donner à tes Nivernais, qui se préoccupent d’elle pour un mariage, des renseignements plus exacts. Je n’en ai pas de nouveaux.
– Tu ne connais pas quelque camarade à l’hôpital où elle travaille ?
– Aux Enfants-Malades ? Si. Mon vieux copain Discoët. Mais je ne l’ai pas vu ces jours-ci. Ah ! Il l’aime, lui, notre métier, de tout son cœur de Breton, et tu sais, un Breton, ça vaut presque un Morvandiau pour la fidélité.
– Voudrais-tu, puisque tu es libre maintenant, que nous allions à cet hôpital ? Tu me présenterais à lui, et, peut-être à Mlle Gauthier, si toutefois l’entrée des laboratoires n’est pas interdite.
– Avec moi, elle ne le sera point, répondit Cortet. Laisse-moi dépouiller cet uniforme, conclut-il en enlevant sa blouse, et nous y allons de ce pas.
L’hôpital des « Enfants-Malades » est précédé de quelques beaux arbres qui verdoyaient lumineusement par ce bel après-midi.
– Doivent-ils en avoir vu des idylles fit Cortet. Ces demoiselles doivent se consoler gaiement, à cette ombre, de leur dur métier.
Il redevenait cynique. Hors de ses ferveurs cliniciennes d’admirateur de Trousseau, le carabin reparaissait en lui, aussi commun et familier que l’interne du professeur Louvet était exalté.
– Discoët, nous venons rendre visite à tes laborantines, dit-il au camarade à qui le garçon de service avait porté sa carte. Monsieur Marcel Breschet, ajoute-t-il, sur un ton ironiquement cérémonieux en présentant son compagnon, un de mes copains du collège d’Auxerre, un descendant du grand anatomiste. Il est maintenant professeur au lycée de Nevers, et vient à Paris pour travailler sa thèse… sur Janus, tu entends !
– Le dieu à deux visages. Par la politique qui court, ricana Discoët, c’est très actuel.
– Des amis de province l’ont chargé, en vue d’un futur mariage, pas pour lui s’entend, de prendre des renseignements sur le métier particulier des infirmières de laboratoire.
– Je vois la chose. Ce grand mot nouveau de laborantines épate un peu des bourgeois de province, répliqua Discoët avec un rire de sa grosse figure bretonne. À Saint-Brieuc, on prendrait ces dames pour des nonnes d’un nouvel ordre religieux, pour d’autres visitandines. Je vais vous mener chez elles, monsieur Breschet, pour quelques minutes. Vous verrez quelles sont leurs dévotions.
Il introduisait ses visiteurs dans une assez grande pièce, toute nue, qui avait une physionomie de pharmacie, avec des étuves à gaz, des éprouvettes. Penchées sur des tables de laves, trois jeunes filles s’occupaient à examiner, sur des petites lamelles de verre, des prélèvements pris à même les malades. Deux d’entre elles dévisagèrent les nouveaux venus. La troisième continuait sa besogne, avec une scrupuleuse patience où Marcel reconnut celle qu’il cherchait, d’après le témoignage communiqué par son grand-père.
– Celle-là, lui disait tout bas Discoët, en la désignant d’un geste de tête, c’est Mlle Gauthier, la merveille d’ici, pour son culte du labo. Je vais tout de même vous présenter.
Paule Gauthier releva sa tête au nom de Breschet. Ses yeux bruns se fixèrent sur Marcel, à qui elle ne posa pas une question. Mais il était visible que l’idée d’une parenté probable entre lui et l’ancien patron des siens l’émouvait. Pour qui eût connu la vérité, des traits de ressemblance l’eussent révélée, cette parenté. Les deux jeunes gens avaient, l’un et l’autre, du type auvergnat, le front large, le menton un peu fort, cet air à la fois sérieux et défiant, propre à l’hérédité paysanne, une même couleur sombre des cheveux, et des intonations pareilles dans la voix. Marcel était le seul à se douter d’une ressemblance que les confidences de son grand-père lui rendaient saisissante.
– Qu’étudiez-vous là, mademoiselle ? demandait Cortet.
– Un prélèvement de mucosités nasales, répondit-elle.
– Mlle Gauthier, fit Discoët, s’intéresse particulièrement aux recherches sur la tuberculose. Elle y est de premier ordre.
La patiente jeune fille se penchait de nouveau sur son travail, comme insensible à l’éloge d’elle que ses deux compagnes, sans doute émues par l’attention dont elle était l’objet, parurent écouter avec une nuance d’envie.
– Oui, insistait Discoët, elle nous a permis d’éviter bien des catastrophes. Mais elle est modeste et n’aime pas à se mettre en avant.
Paule continuait à ne pas répondre. Elle semblait même ne pas entendre.
– Où en sont vos examens concernant la petite Christiane, ce « dolichocolon » qui vous préoccupait tant ce matin ?
– La cutiréaction est positive, mais je ne trouve toujours pas de bacille.
– Tous ces petits malades ne se confondent pas dans votre tête, mademoiselle ? interrogea Marcel, surpris par la technicité précise de sa réponse.
– Pas le moins du monde, fit-elle. Ma mémoire est un véritable différenciomètre. J’en suis fort aise. Si je vis trop loin des malades cela me permet pourtant de les suivre un peu, par les modifications de leurs examens de laboratoire.
– Mais, dit Marcel, cela doit augmenter aussi vos inquiétudes ?
– L’inquiétude, repartit-elle, est la première vertu du médecin et de tous ceux qui travaillent avec lui.
Discoët reprit la parole :
– Heureusement que Mlle Gauthier ne professe pas seulement cette mystique de notre métier et qu’elle est avant tout scrupuleusement exacte dans ses analyses. Mais laissons-la travailler et venez voir un peu notre crèche.
C’était, dans une petite cour, une galerie ouverte où se trouvaient cinq ou six lits de tout petits enfants. Des infirmières les surveillaient, allant de l’un à l’autre, donnant du lait à celui-ci, obligeant cet autre à rentrer ses bras sous la couverture, calmant les colères d’un troisième.
– Ce sont des mamans en disponibilité, disait Discoët.
– Ne leur répète pas cela, répondit Cortet. Elles n’ont que trop de tendance à le devenir en réalité.
– Pas toutes. Il y en a quelques-unes, je le constate depuis que je suis ici, qui possèdent vraiment des natures de religieuses. Leur hôpital, c’est leur couvent.
– Nous venons d’en avoir la preuve, dit Marcel.
– Par les discours de Paule Gauthier ? répondit Discoët. Oh ! celle-là s’occupe aussi de littérature. Son frère est un libraire. Il lui prête des livres qu’elle dévore dans le métro. Je crois que sa mère, qui besogne dans les vêtements d’enfants, est plus ou moins Auvergnate. Une étrange race, toute mêlée de matérialisme et d’exaltation, mais bien travailleuse. Sans cette petite Gauthier, comment marcherait notre labo ?
– Mon vieil ami Discoët a toujours eu des côtés gobeurs, disait Cortet en reconduisant Marcel Breschet après cette conversation. Ces petites laborantines ont par jour huit heures d’occupation. Qui, de vingt-quatre heures ôte huit, reste seize. Ces seize heures, à quoi les emploient-elles ? Avant d’être laborantine, cette petite Gauthier était simple infirmière, elle a passé le diplôme d’État, et s’est habituée aux veillées. Avant de la recommander à tes Nivernais, tâche donc de prendre d’autres renseignements sur ses veillées actuelles. Je t’y aiderai. La grande vertu du médecin, ce n’est pas, comme elle prétend, l’inquiétude. C’est la recherche de la vérité, et la vérité sur les jeunes filles, veux-tu que je te la dise en style de carabin : cinquante pour cent sont des chameaux. Je rentre justement à Laënnec en soigner une qui… Mais voilà le tramway. Il va m’éviter de manquer au secret professionnel : nec visa, nec audita, nec intellecta. En attendant, je te le répète : renseigne-toi mieux sur ta laborantine.
Il s’était élancé dans son tramway, et, continuant de marcher tout seul, Marcel songeait :
– « C’est curieux de voir comme ces scientifiques sont des psychologues élémentaires. Avec quel accent cette pauvre petite laborantine nous a parlé des choses de son métier ! Et cet excellent Cortet qui la classe du coup parmi les hypocrites. Je vais raconter mes impressions à mon grand-père et tout de suite. Elles lui feront tant de plaisir ! »
Il prenait le chemin du boulevard Suchet en hâtant le pas, dans l’espoir que l’homme d’affaires serait chez lui avant d’aller au Cercle où il avait ses habitudes. Il était là, qui classait des papiers.
– Grand-père, commença Marcel, j’ai vu Paule dans son hôpital.
– Comme tu es gentil ! répondit Breschet. Quelle impression t’a-t-elle faite ? As-tu pu causer avec elle ?
– Non, mais je l’ai entendue faire une profession de foi vraiment émouvante. Elle le pratique, son métier, avec une ferveur presque pieuse, celle de sa confidence à son frère.
– Ah ! elle est bien de notre sang. La vieille église de Chauriat n’a pas cessé de créer en nous des croyants que leur foi dans leurs idées égare souvent. Tu en as en moi une preuve. Je suis libre penseur, mais les libres penseurs croient encore à leur façon. Il faut que tu connaisses sa mère maintenant, qui ne se pardonne pas l’égarement dont naquit cette fille. Mais elle l’a élevée pour en faire une dévouée. Ce jeune Harny ne se trompe pas en éprouvant pour elle les sentiments qu’il a si bien peints dans le Lac caché. Quand nous aurons établi cette dot, quelle famille fonderont ces deux enfants !
Ce désir de connaître enfin la mère de Paule était trop intense chez Marcel. Il ne put attendre une occasion qui eût légitimé, et retardé, cette rencontre. Il employa le prétexte le plus simple, qui risquait pourtant d’éveiller une défiance : celui d’une visite dans la petite maison de la rue Saint-André-des-Arts, où elle avait son atelier et sa boutique. Il se proposait de demander quelques renseignements sur les prix des vêtements d’enfant qu’elle confectionnait et sur la qualité des étoffes. Il n’avait pas calculé que les ouvrages sont faits par des ouvrières qui, le plus souvent, les emportent chez elles. La réserve des objets laissés chez la patronne ne présente donc pas beaucoup de choix. Comme Mme Gauthier lui expliquait cette pauvreté d’échantillons, ces mains ridées qui les posaient devant lui tremblaient si fort qu’il en fut gêné. Il avait cru devoir se nommer, pensant bien que Raymond avait raconté à sa mère la visite du vieux Breschet et de son petit-fils à la librairie. La confession de son grand-père rendait trop présent à celui-ci le roman qui avait uni ces deux êtres : elle, la femme du peuple, réservée, sérieuse, si peu faite pour une aventure galante ; lui, le patron, que cet abus de sa situation bourrelait déjà de scrupules. La flétrissure de l’âge et du souci ne laissait à la Thérèse d’il y avait vingt-cinq ans que la finesse des traits et l’ardeur des prunelles qui avaient tant pleuré. Marcel ne put pas supporter ce contraste du passé et du présent.
– Excusez-moi, madame, dit-il en se retirant presque aussitôt, ce n’est pas tout à fait ce que je cherchais.
Elle ne répondit pas, mais au détour de cette vieille petite rue, en se retournant, il l’aperçut qui le suivait du regard avec une curiosité inquiète.
– « Elle aura su par sa fille que je suis allé aussi au laboratoire, » songea-t-il, « elle se demandera pourquoi, et ce que mon grand-père m’aura dit ». Puis, chassant cette idée : « Pensons plutôt à ma thèse sur Janus pour me justifier auprès du proviseur si mon père lui demande une petite prolongation de congé. Allons cette fois à la Nationale. »
Ce qui caractérise la mentalité du fonctionnaire, c’est pour emprunter de nouveau un de ses mots à la langue d’aujourd’hui, un conformisme scrupuleux. Il a ce défaut d’exclure l’initiative, et cette qualité de mettre en valeur des vertus de patience et d’ordre. De par son hérédité, Marcel Breschet les possédait, ces vertus. Il les pratiquait d’instinct et malgré son intérêt autour du drame secret que vivait son grand-père, il commença, en dehors de ses visites au boulevard Suchet, d’employer toutes ses heures, pendant ces quelques jours, non pas, comme il eût semblé naturel, à des distractions parisiennes, mais à se documenter rue de Richelieu sur la légende du vieux dieu romain. Son père s’était, ainsi que Marcel le prévoyait, arrangé avec le proviseur pour que le séjour à Paris fût, au besoin, un peu allongé et le futur docteur compulsait, dans le silence de la vieille bibliothèque, les pages de saint Augustin, de Macrobe, de Varron, d’Ammien Marcellin, de Procope, où il est parlé de ce dieu, que ses fidèles appelaient le plus ancien protecteur de l’Italie. Quelle énigme présente la seule étymologie de son nom ! Faut-il croire avec Cicéron que le mot Janus dérive du verbe Ire, ou comme Figulus que c’est une forme masculine du mot Diana qui viendrait de Dius, le ciel lumineux ? Sa forme primitive était-elle Divanus, le dieu des limites, de l’espace et du temps ? De tels problèmes, après les événements auxquels le jeune érudit venait d’être initié, lui procuraient cette sorte d’apaisement abstrait, contre lequel il se révoltait à Nevers dans sa chaire de professeur, et dont il jouissait comme d’une détente, lorsqu’un coup de théâtre se produisit, bien inattendu, et précisément un matin où il se rendait à la Nationale, à la porte de laquelle le guettait Justin Cortet.
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