| HOC.18 - Le colonel cherche à se débarrasser d'un million qui le gêne.
XVIII - Le colonel cherche à se débarrasser d'un million qui le gêne.
Fougas avait quitté Paris pour Berlin le lendemain de son audience. Il. mit trois jours à faire la route, car il s'arrêta quelque temps à Nancy. Le maréchal lui avait donné une lettre de recommandation pour le préfet de la Meurthe, qui le reçut fort bien et promit de l'aider dans ses recherches. Malheureusement, la maison où il avait aimé Clémentine Pichon n'existait plus. La municipalité l'avait démolie vers 1827, en perçant une rue. Il est certain que les édiles n'avaient pas abattu la famille avec la maison, mais une nouvelle difficulté surgit tout à coup : le nom de Pichon surabondait, dans la ville, dans la banlieue et dans le département. Entre cette multitude de Pichon, Fougas ne savait à qui sauter au cou. De guerre lasse et pressé de courir sur le chemin de la fortune, il laissa une note au commissaire de police :
« Rechercher, sur les registres de l'État civil et ailleurs, une jeune fille appelée Clémentine Pichon. Elle avait dix-huit ans en 1813 ; ses parents tenaient une pension pour les officiers. Si elle vit, trouver son adresse ; si elle est morte, s'enquérir de ses héritiers. Le bonheur d'un père en dépend ! »
En arrivant à Berlin, le colonel apprit que sa réputation l'avait précédé. La note du ministre de la guerre avait été transmise au gouvernement prussien par la légation de France ; Léon Renault, dans sa douleur, avait trouvé le temps d'écrire un mot au docteur Hirtz ; les journaux commençaient à parler et les sociétés savantes à s'émouvoir. Le Prince Régent ne dédaigna pas d'interroger son médecin : l'Allemagne est un pays bizarre où la science intéresse les princes eux-mêmes.
Fougas, qui avait lu la lettre du docteur Hirtz annexée au testament de Mr Meiser, pensa qu'il devait quelques remerciements au bonhomme. Il lui fit une visite et l'embrassa en l'appelant oracle d'Épidaure. Le docteur s'empara de lui, fit prendre ses bagages à l'hôtel, et lui donna la meilleure chambre de sa maison. Jusqu'au 29 du mois, le colonel fut choyé comme un ami et exhibé comme un phénomène. Sept photographes se disputèrent un homme si précieux : les villes de Grèce n'ont rien fait de plus pour notre pauvre vieil Homère. S.A.R, le Prince Régent voulut le voir en personne naturelle, et pria Mr Hirtz de l'amener au palais. Fougas se fit un peu tirer l'oreille : il prétendait qu'un soldat ne doit pas frayer avec l'ennemi, et se croyait encore en 1813.
Le prince est un militaire distingué, qui a commandé en personne au fameux siège de Rastadt. Il prit plaisir à la conversation de Fougas ; l'héroïque naïveté de ce jeune grognard le ravit. Il lui fit de grands compliments et lui dit que l'empereur des Français était bien heureux d'avoir autour de lui des officiers de ce mérite.
- Il n'en a pas beaucoup, répliqua le colonel. Si nous étions seulement quatre ou cinq cents de ma trempe, il y a longtemps que votre Europe serait dans le sac !
Cette réponse parut plus comique que menaçante, et l'effectif de l'armée prussienne ne fut pas augmenté ce jour-là.
Son Altesse Royale annonça directement à Fougas que son indemnité avait été réglée à deux cent cinquante mille francs, et qu'il pourrait toucher cette somme au Trésor dès qu'il le jugerait agréable.
- Monseigneur, répondit-il, il est toujours agréable d'empocher l'argent de l'ennem... de l'étranger. Mais, tenez ! je ne suis pas un thuriféraire de Plutus : rendez-moi le Rhin et Posen, et je vous laisse vos deux cent cinquante mille francs.
- Y songez-vous ? dit le prince en riant. Le Rhin et Posen !
- Le Rhin est à la France et Posen à la Pologne, bien plus légitimement que cet argent n'est à moi. Mais voilà mes grands seigneurs : ils se font un devoir de payer les petites dettes et un point d'honneur de nier les grandes ! Le prince fit la grimace, et tous les visages de la cour se mirent à grimacer uniformément. On trouva que Mr Fougas avait fait preuve de mauvais goût en laissant tomber une miette de vérité dans un gros plat de bêtises.
Mais une jolie petite baronne viennoise, qui assistait à sa présentation, fut beaucoup plus charmée de sa figure que scandalisée de ses discours. Les dames de Vienne se sont fait une réputation d'hospitalité qu'elles s'efforcent de justifier partout, et même hors de leur patrie.
La baronne de Marcomarcus avait encore une autre raison d'attirer le colonel : depuis deux ou trois ans, elle faisait collection d'hommes célèbres, en photographie, bien entendu. Son album était peuplé de généraux, d'hommes d'État, de philosophes et de pianistes, qui s'étaient donnés à elle en écrivant au bas du portrait : « Hommage respectueux. » On y comptait plusieurs prélats romains et même un cardinal célèbre, mais il y manquait un revenant. Elle écrivit donc à Fougas un billet tout pétillant d'impatience et de curiosité pour le prier à souper chez elle. Fougas, qui partait le lendemain pour Dantzig, prit une feuille de papier grand-aigle et se mit en devoir de s'excuser poliment. Il craignait, ce cœur délicat et chevaleresque, qu'une soirée de conversation et de plaisir dans la compagnie des plus jolies femmes de l'Allemagne, ne fût comme une infidélité morale au souvenir de Clémentine. Il chercha donc une formule convenable et écrivit :
« Trop indulgente beauté, je... »
La muse ne lui dicta rien de plus. Il n'était pas en train d'écrire, il se sentait plutôt en humeur de souper. Ses scrupules se dissipèrent comme des nuages chassés par un joli vent de nord-est ; il endossa la redingote à brandebourgs, et porta sa réponse lui-même. C'était la première fois qu'il soupait depuis sa résurrection. Il fit preuve d'un bel appétit et s'enivra quelque peu, mais non pas comme à son ordinaire. La baronne de Marcomarcus, émerveillée de son esprit et de sa verve intarissable, le garda le plus longtemps qu'elle put. Et maintenant encore, elle dit à ses amis en leur montrant le portrait du colonel :
« Il n'y a que ces officiers français pour faire la conquête du monde ! »
Le lendemain, il boucla une malle de veau noir qu'il avait achetée à Paris, toucha son argent au Trésor et se mit en route pour Dantzig. Il dormit en wagon, parce qu'il avait soupé la veille. Un ronflement terrible l'éveilla. Il chercha le ronfleur, ne le trouva point autour de lui, ouvrit la porte du compartiment voisin, car les wagons allemands sont beaucoup plus commodes que les nôtres, et secoua un gros monsieur qui paraissait cacher tout un jeu d'orgues dans son corps. À l'une des stations, il but une bouteille de vin de Marsala et mangea deux douzaines de sandwiches, parce que le souper de la veille lui avait creusé l'estomac. À Dantzig, il arracha sa malle noire aux mains d'un énorme filou qui s'apprêtait à la prendre.
Il se fit conduire au meilleur hôtel de la ville, y commanda son souper, et courut à la maison de Mr et Mme Meiser. Ses amis de Berlin lui avaient donné des renseignements sur cette charmante famille. Il savait qu'il aurait affaire au plus riche et au plus avare des fripons : c'est pourquoi il prit le ton cavalier qui a pu sembler étrange à plus d'un lecteur dans le chapitre précédent.
Malheureusement, il s'humanisa un peu trop lorsqu'il eut son million en poche. La curiosité d'étudier à fond les longues bouteilles jaunes faillit lui jouer un mauvais tour. Sa raison s'égara, vers une heure du matin, si j'en crois ce qu'il a raconté lui-même. Il assure qu'après avoir dit adieu aux braves gens qui l'avaient si bien traité, il se laissa tomber dans un puits profond et large, dont la margelle, à peine élevée au-dessus du niveau de la rue, mériterait au moins un lampion.
Je m'éveillai (c'est toujours lui qui parle) dans une eau très fraîche et d'un goût excellent. Après avoir nagé une ou deux minutes en cherchant un point d'appui solide, je saisis une grosse corde et je remontai sans effort à la surface du sol qui n'était pas à plus de quarante pieds. Il ne faut que des poignets et un peu de gymnastique, et ce n'est nullement un tour de force. En sautant sur le pavé, je me vis en présence d'une espèce de guetteur de nuit qui braillait les heures dans la rue et me demanda insolemment ce que je faisais là. Je le rossai d'importance, et ce petit exercice me fit du bien en rétablissant la circulation du sang. Avant de retourner à l'auberge, je m'arrêtai sous un réverbère, j'ouvris mon portefeuille, et je vis avec plaisir que mon million n'était pas mouillé. Le cuir était épais et le fermoir solide ; d'ailleurs, j'avais enveloppé le bon de Mr Meiser dans une demi-douzaine de billets de cent francs, gras comme des moines. Ce voisinage l'avait préservé.
Cette vérification faite, il rentra, se mit au lit et dormit à poings fermés. Le lendemain, en s'éveillant, il reçut la note suivante, émanée de la police de Nancy :
« Clémentine Pichon, dix-huit ans, fille mineure d'Auguste Pichon, hôtelier, et de Léonie Francelot, mariée en cette ville le 11 janvier 1814 à Louis-Antoine Langevin, sans profession désignée.
« Le nom de Langevin est aussi rare dans le département que le nom de Pichon y est commun. À part l'honorable Mr Victor Langevin, conseiller de préfecture à Nancy, on ne connaît que le nommé Langevin (Pierre), dit Pierrot, meunier dans la commune de Vergaville, canton de Dieuze. »
Fougas sauta jusqu'au plafond en criant :
- J'ai un fils !
Il appela le maître d'hôtel et lui dit :
- Fais ma note et envoie mes bagages au chemin de fer. Prends mon billet pour Nancy ; je ne m'arrêterai pas en route. Voici deux cents francs que je te donne pour boire à la santé de mon fils ! Il s'appelle Victor comme moi ! Il est conseiller de préfecture ! Je l'aimerais mieux soldat, n'importe ! Ah ! fais-moi d'abord conduire à la Banque ! Il faut que j'aille chercher un million qui est à lui !
Comme il n'y a pas de service direct entre Dantzig et Nancy, il fut obligé de s'arrêter à Berlin. Mr Hirtz, qu'il vit en passant, lui annonça que les sociétés savantes de la ville préparaient un immense banquet en son honneur ; mais il refusa net.
- Ce n'est pas, dit-il, que je méprise une occasion de boire en bonne compagnie, mais la nature a parlé : sa voix m'attire ! L'ivresse la plus douce à tous les cœurs bien nés est celle de l'amour paternel !
Pour préparer son cher enfant à la joie d'un retour si peu attendu, il mit son million sous enveloppe à l'adresse de Mr Victor Langevin, avec une longue lettre qui se terminait ainsi :
« La bénédiction d'un père est plus précieuse que tout l'or du monde !
« VICTOR FOUGAS. »
La trahison de Clémentine Pichon froissa légèrement son amour-propre ; mais il en fut bientôt consolé.
« Au moins, pensait-il, je ne serai pas forcé d'épouser une vieille femme quand il y en a une jeune à Fontainebleau qui m'attend. Et puis mon fils a un nom et même un nom très présentable. Fougas est beaucoup mieux, mais Langevin n'est pas mal. »
Il débarqua le 2 septembre à six heures du soir dans cette belle grande ville un peu triste, qui est le Versailles de la Lorraine. Son cœur battait à tout rompre. Pour se donner des forces, il dîna bien. Le maître de l'hôtel, interrogé au dessert, lui fournit les meilleurs renseignements sur Mr Victor Langevin : un homme encore jeune, marié depuis six ans, père d'un garçon et d'une fille, estimé dans le pays et bien dans ses affaires.
- J'en étais sûr, dit Fougas.
Il se versa rasade d'un certain kirsch de la forêt Noire qui lui parut délicieux avec des macarons.
Ce soir-là, Mr Langevin raconta à sa femme qu'en revenant du cercle, à dix heures, il avait été accosté brutalement par un ivrogne. Il le prit d'abord pour un malfaiteur et s'apprêta à se défendre ; mais l'homme se contenta de l'embrasser et s'enfuit à toutes jambes. Ce singulier accident jeta les deux époux dans une série de conjectures plus invraisemblables les unes que les autres. Mais comme ils étaient jeunes tous les deux, et mariés depuis sept ans à peine, ils changèrent bientôt de conversation.
Le lendemain matin, Fougas, chargé de bonbons comme un baudet de farine, se présenta chez Mr Langevin. Pour se faire bien voir de ses deux petits-enfants, il avait écrémé la boutique du célèbre Lebègue, qui est le Boissier de Nancy. La servante qui lui ouvrit la porte demanda si c'était lui que monsieur attendait.
- Bon ! dit-il ; ma lettre est arrivée ?
- Oui, monsieur ; hier matin. Et vos malles ?
- Je les ai laissées à l'hôtel.
- Monsieur ne sera pas content. Votre chambre est prête là-haut.
- Merci ! merci ! merci ! Prends ce billet de cent francs pour la bonne nouvelle.
- Oh ! monsieur, il n'y avait pas de quoi !
- Mais où est-il ? Je veux le voir, l'embrasser, lui dire...
- Il s'habille, monsieur, et madame aussi.
- Et les enfants, mes chers petits-enfants ?
- Si vous voulez les voir, ils sont là dans la salle à manger.
- Si je le veux ! Ouvre bien vite !
Il trouva que le petit garçon lui ressemblait, et il se réjouit de le voir en costume d'artilleur avec un sabre. Ses poches se vidèrent sur le parquet et les deux enfants, à la vue de tant de bonnes choses, lui sautèrent au cou.
- Ô philosophes ! s'écria le colonel, oseriez-vous nier la voix de la nature ?
Une jolie petite dame (toutes les jeunes femmes sont jolies à Nancy) accourut aux cris joyeux de la marmaille.
- Ma belle-fille ! cria Fougas en lui tendant les bras.
La maîtresse du logis se recula prudemment et dit avec un fin sourire :
- Vous vous trompez, monsieur ; je ne suis ni vôtre, ni belle, ni fille ; je suis Mme Langevin.
- Que je suis bête, pensa le colonel ; j'allais raconter devant ces enfants nos secrets de famille ! De la tenue, Fougas ! Tu es dans un monde distingué, où l'ardeur des sentiments les plus doux se cache sous le masque glacé de l'indifférence.
- Asseyez-vous, dit Mme Langevin ; j'espère que vous avez fait bon voyage ?
- Oui, madame. À cela près que la vapeur me paraissait trop lente !
- Je ne vous savais pas si pressé d'arriver.
- Vous ne comprenez pas que je brûlais d'être ici ?
- Tant mieux ; c'est une preuve que la raison et la famille se sont fait entendre à la fin.
- Est-ce ma faute, à moi, si la famille n'a pas parlé plus tôt ?
- L'important, c'est que vous l'ayez écoutée. Nous tâcherons que vous ne vous ennuyiez pas à Nancy.
- Et comment le pourrais-je, tant que je demeurerai au milieu de vous ?
- Merci. Notre maison sera la vôtre. Mettez-vous dans l'esprit que vous êtes de la famille.
- Dans l'esprit et dans le cœur, madame.
- Et vous ne songerez plus à Paris ?
- Paris !... je m'en moque comme de l'an quarante ?
- Je vous préviens qu'ici l'on ne se bat pas en duel.
- Comment ? vous savez déjà...
- Nous savons tout, et même l'histoire de ce fameux souper avec des femmes un peu légères.
- Comment diable avez-vous appris ?... Mais cette fois-là, écoutez, j'étais bien excusable.
Mr Langevin parut à son tour, rasé de frais et rubicond ; un joli type de sous-préfet en herbe.
- C'est admirable, pensa Fougas, comme nous nous conservons dans la famille ! On ne donnerait pas trente-cinq ans à ce gaillard-là, et il en a bel et bien quarante-six. Par exemple, il ne me ressemble pas du tout, il tient de sa mère !
- Mon ami, dit Mme Langevin, voici un mauvais sujet qui promet d'être bien sage.
- Soyez le bienvenu, jeune homme ! dit le conseiller en serrant la main de Fougas.
Cet accueil parut froid à notre pauvre héros. Il rêvait une pluie de baisers et de larmes, et ses enfants se contentaient de lui serrer la main.
- Mon enf..., monsieur, dit-il à Langevin, il manque une personne à notre réunion. Quelques torts réciproques, et d'ailleurs prescrits par le temps, ne sauraient élever entre nous une barrière insurmontable. Oserais-je vous demander la faveur d'être présenté à Mme votre mère ?
Mr Langevin et sa femme ouvraient de grands yeux étonnés.
- Comment, monsieur, dit le mari, il faut que la vie de Paris vous ait fait perdre la mémoire. Ma pauvre mère n'est plus ! Il y a déjà trois ans que nous l'avons perdue !
Le bon Fougas fondit en larmes.
- Pardon ! dit-il, je ne le savais pas. Pauvre femme !
- Je ne vous comprends pas ! Vous connaissiez ma mère ?
- Ingrat !
- Drôle de garçon ! Mais vos parents ont reçu une lettre de part ?
- Quels parents ?
- Votre père et votre mère !
- Ah ça ! qu'est-ce vous me chantez ? Ma mère était morte avant que la vôtre ne fût de ce monde !
- Mme votre mère est morte ?
- Oui, parbleu, en 89 !
- Comment ! Ce n'est pas Mme votre mère qui vous envoie ici ?
- Monstre ! c'est mon cœur de père qui m'y amène !
- Cœur de père ?... Mais vous n'êtes donc pas le fils Jamin, qui a fait des folies dans la capitale et qu'on envoie à Nancy pour suivre les cours de l'école forestière ?
Le colonel emprunta la voix du Jupiter tonnant répondit :
- Je suis Fougas !
- Eh bien !
- Si la nature ne te dit rien en ma faveur, fils ingrat ! interroge les mânes de ta mère !
- Parbleu ! monsieur, s'écria le conseiller, nous pourrions jouer longtemps aux propos interrompus. Asseyez-vous là, s'il vous plaît, et dites-moi votre affaire... Marie, emmène les enfants.
Fougas ne se fit point prier. Il conta le roman de sa vie sans rien omettre, mais avec des ménagements infinis pour les oreilles filiales de Mr Langevin. Le conseiller l'écouta patiemment, en homme désintéressé dans la question.
- Monsieur, dit-il enfin, je vous ai pris d'abord pour un insensé ; maintenant, je me rappelle que les journaux ont donné quelques bribes de votre histoire, et je vois que vous êtes victime d'une erreur. Je n'ai pas quarante-six ans, mais trente-quatre. Ma mère ne s'appelle pas Clémentine Pichon, mais Marie Kerval. Elle n'est pas née à Nancy, mais à Vannes, et elle était âgée de sept ans en 1813. J'ai bien l'honneur de vous saluer.
- Ah ! tu n'es pas mon fils ! reprit Fougas en colère. Eh bien ! tant pis pour toi ! n'a pas qui veut un père du nom de Fougas ! Et des fils du nom de Langevin, on n'a qu'à se baisser pour en prendre. Je sais où en trouver un, qui n'est pas conseiller de préfecture, c'est vrai, qui ne met pas un habit brodé pour aller à la messe, mais qui a le cœur honnête et simple, et qui se nomme Pierre, tout comme moi ! Mais pardon ! lorsqu'on met les gens à la porte, on doit au moins leur rendre ce qui leur appartient.
- Je ne vous empêche pas de ramasser les bonbons que mes enfants ont semés à terre.
- C'est bien de bonbons qu'il s'agit ! Mon million, monsieur !
- Quel million ?
- Le million de votre frère !... Non ! de celui qui n'est pas votre frère, du fils de Clémentine, de mon cher et unique enfant, seul rejeton de ma race, Pierre Langevin, dit Pierrot, meunier à Vergaville !
- Mais je vous jure, monsieur, que je n'ai pas de million à vous, ni à personne.
- Ose le nier, scélérat ! quand je te l'ai moi-même envoyé par la poste !
- Vous me l'avez peut-être envoyé, mais pour sûr je ne l'ai pas reçu !
- Eh bien ! défends ta vie !
Il lui sauta à la gorge, et peut-être la France eût-elle perdu ce jour-là un conseiller de préfecture, si la servante n'était entrée avec deux lettres à la main. Fougas reconnut son écriture et le timbre de Berlin, déchira l'enveloppe et montra le bon sur la Banque.
- Voilà, dit-il, le million que je vous destinais si vous aviez voulu être mon fils ! Maintenant, il est trop tard pour vous rétracter. La nature m'appelle à Vergaville. Serviteur !
Le 4 septembre, Pierre Langevin, meunier de Vergaville, mariait Cadet Langevin son second fils. La famille du meunier était nombreuse, honnête et passablement aisée. Il y avait d'abord le grand-père, un beau vieillard solide, qui faisait ses quatre repas et traitait ses petites indispositions par le vin de Bar ou de Thiaucourt. La grand-mère Catherine avait été jolie dans les temps et quelque peu légère, mais elle expiait par une surdité absolue le crime d'avoir écouté les galants. Mr Pierre Langevin, dit Pierrot, dit Gros-Pierre, après avoir cherché fortune en Amérique (c'est un usage assez répandu dans le pays), était rentré au village comme un petit saint Jean, et Dieu sait les gorges chaudes qu'on fit de sa mésaventure ! Les Lorrains sont gouailleurs au premier degré ; si vous n'entendez pas plaisanterie, je ne vous conseillerai jamais de voyager dans leurs environs. Gros-Pierre, piqué au vif, et quasi furieux d'avoir mangé sa légitime, emprunta de l'argent à dix, acheta le moulin de Vergaville, travailla comme un cheval de labour dans les terres fortes, et remboursa capital et intérêts. La fortune qui lui devait quelques dédommagements lui fournit gratis pro Deo une demi-douzaine d'ouvriers superbes : six gros garçons, que sa femme lui donna d'année en année. C'était réglé comme une horloge. Tous les ans, neuf mois jour pour jour après la fête de Vergaville, la Claudine, dite Glaudine, en baptisait un. Seulement, elle mourut après le sixième, pour avoir mangé quatre grands morceaux de quiche avant ses relevailles. Gros-Pierre ne se remaria point, attendu qu'il avait des ouvriers en suffisance, et il arrondit son bien tout doucement. Mais comme les plaisanteries durent longtemps au village, les camarades du meunier lui parlaient encore de ces fameux millions qu'il n'avait pas rapportés d'Amérique ; et Gros-Pierre se fâchait tout rouge sous sa farine, ainsi qu'aux premiers jours.
Le 4 septembre donc, il mariait son cadet à une bonne grosse mère d'Altroff qui avait les joues fermes et violettes : c'est un genre de beauté qu'on goûte assez dans le pays. La noce se faisait au moulin, vu que la mariée était orpheline de père et de mère et qu'elle sortait de chez les religieuses de Molsheim.
On vint dire à Pierre Langevin qu'un monsieur décoré avait quelque chose à lui dire, et Fougas parut dans sa splendeur.
- Mon bon monsieur, dit le meunier, je ne suis guère en train de parler d'affaires, parce que nous avons bu un coup de vin blanc avant la messe ; mais nous allons en boire pas mal de rouge à dîner, et si le cœur vous en dit, ne vous gênez pas ! La table est longue. Nous causerons après. Vous ne dites pas non ? Alors, c'est oui.
« Pour le coup, pensa Fougas, je ne me trompe pas. C'est bien la voix de la nature ! J'aurais mieux aimé un militaire, mais ce brave agriculteur tout rond suffit à mon cœur. Je ne lui devrai point les satisfactions de l'orgueil ; mais n'importe ! J'ai son amitié.
Le dîner était servi, et la table plus chargée de viandes que l'estomac de Gargantua. Gros-Pierre aussi glorieux de sa grande famille que de sa petite fortune, fit assister le colonel au dénombrement de ses fils. Et Fougas se réjouit d'apprendre qu'il avait six petits-enfants bien venus.
On le mit à la droite d'une petite vieille rabougrie qui lui fut présentée comme la grand-mère de ces gaillards-là. Dieu ! que Clémentine lui parut changée ! Excepté les yeux, qui restaient vifs et brillants, il n'y avait plus rien de reconnaissable en elle.
« Voilà, pensa Fougas, comme je serais aujourd'hui, si le brave Jean Meiser ne m'avait pas desséché !
Il souriait avec malice en regardant le grand-père Langevin, chef putatif de cette nombreuse famille.
« Pauvre vieux ! murmurait Fougas, tu ne sais pas ce que tu me dois !
On dîne bruyamment aux noces de village. C'est un abus que la civilisation ne réformera jamais, je l'espère bien. À la faveur du bruit, le colonel causa ou crut causer avec sa voisine.
- Clémentine ! lui dit-il.
Elle leva les yeux et même le nez et répondit :
- Oui, monsieur.
- Mon cœur ne m'a donc pas trompé ? vous êtes bien ma Clémentine !
- Oui, monsieur.
- Et tu m'as reconnu, brave et excellente femme !
- Oui, monsieur.
- Mais comment as-tu si bien caché ton émotion ?... Que les femmes sont fortes !... Je tombe du ciel au milieu de ton existence paisible, et tu me vois sans sourciller !
- Oui, monsieur.
- M'as-tu pardonné un crime apparent dont le destin seul fut coupable ?
- Oui, monsieur.
- Merci ! oh ! merci !... Quelle admirable famille autour de toi ! Ce bon Pierre qui m'a presque ouvert les bras en me voyant paraître, c'est mon fils, n'est-il pas vrai ?
- Oui, monsieur.
- Réjouis-toi : il sera riche ! Il a déjà le bonheur ; je lui apporte la fortune. Un million sera son partage. Quelle ivresse, ô Clémentine ! dans cette naïve assemblée, lorsque j'élèverai la voix pour dire à mon fils : « Tiens ! ce million est à toi ! » Le moment est-il venu ? Faut-il parler ? Faut-il tout dire ;
- Oui, monsieur.
Fougas se leva donc et réclama le silence. On supposa qu'il allait chanter une chanson, et l'on se tut.
- Pierre Langevin, dit-il avec emphase, je reviens de l'autre monde et je t'apporte un million.
Si Gros-Pierre ne voulut point se fâcher, du moins il rougit et la plaisanterie lui sembla de mauvais goût. Mais quand Fougas annonça qu'il avait aimé la grand-maman dans sa jeunesse, le vieux père Langevin n'hésita point à lui lancer une bouteille à la tête. Le fils du colonel, ses magnifiques petits-fils et jusqu'à la mariée se levèrent en grand courroux, et ce fut une belle bataille.
Pour la première fois de sa vie, Fougas ne fut point le plus fort. Il craignait d'éborgner quelqu'un de sa famille. Le sentiment paternel lui ôta les trois quarts de ses moyens.
Mais ayant appris dans la bagarre que Clémentine s'appelait Catherine, et que Pierre Langevin était né en 1810, il reprit l'avantage, pocha trois yeux, cassa un bras, déforma deux nez, enfonça quatre douzaines de dents, et regagna sa voiture avec tous les honneurs de la guerre.
« Diable soit des enfants ! disait-il en courant la poste vers la station d'Avricourt. Si j'ai un fils, qu'il me trouve !
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