LE BOUQUINOROUM

| HOC.17 - Où Mr Nicolas Meiser, riche propriétaire de Dantzig, reçoit une visite qu'il ne désirait po

XVII - Où Mr Nicolas Meiser, riche propriétaire de Dantzig, reçoit une visite qu'il ne désirait point.

 

      La sagesse des nations dit que le bien mal acquis ne profite jamais. Je soutiens qu'il profite plus aux voleurs qu'aux volés, et la belle fortune de Mr Nicolas Meiser est une preuve à l'appui de mon dire.

Le neveu de l'illustre physiologiste, après avoir brassé beaucoup de bière avec peu de houblon et récolté indûment l'héritage destiné à Fougas, avait amassé dans les affaires une fortune de huit à dix millions. Dans quelles affaires ? On ne me l'a jamais dit, mais je sais qu'il tenait pour bonnes toutes celles où l'on gagne de l'argent. Prêter de petites sommes à gros intérêt, faire de grandes provisions de blé pour guérir la disette après l'avoir produite, exproprier les débiteurs malheureux, fréter un navire ou deux pour le commerce de la viande noire sur la côte d'Afrique, voilà des spéculations que le bonhomme ne dédaignait aucunement. Il ne s'en vantait point, car il était modeste, mais il n'en rougissait pas non plus, ayant élargi sa conscience en arrondissant son capital. Du reste, homme d'honneur dans le sens commercial du mot, et capable d'égorger le genre humain plutôt que de laisser protester sa signature. Les banques de Dantzig, de Berlin, de Vienne et de Paris le tenaient en haute estime ; elles avaient de l'argent à lui.

Il était gros, gras et fleuri, et vivait en joie. Sa femme avait le nez trop long et les os trop perçants, mais elle l'aimait de tout son cœur et lui faisait de petits entremets sucrés. Une parfaite conformité de sentiments unissait les deux époux. Ils parlaient entre eux à cœur ouvert et ne se cachaient point leurs mauvaises pensées. Tous les ans, à la Saint-Martin, lors de la récolte des loyers, ils mettaient sur le pavé cinq ou six familles d'artisans qui n'avaient pu payer leur terme ; mais ils n'en dînaient pas plus mal et le baiser du soir n'en était pas moins doux.

Le mari avait soixante-six ans, la femme soixante-quatre ; leurs physionomies étaient de celles qui inspirent la bienveillance et commandent le respect. Pour compléter leur ressemblance avec les patriarches, il ne leur manquait que des enfants et des petits-enfants. La nature leur avait donné un fils, un seul, parce qu'ils ne lui en avaient point demandé davantage. Ils auraient pensé commettre un crime de lèse-écus en partageant leur fortune entre plusieurs. Malheureusement, ce fils unique, héritier présomptif de tant de millions, mourut à l'université de Heidelberg, d'une indigestion de saucisses. Il partit à vingt ans pour cette Walhalla des étudiants teutoniques, où l'on mange des saucisses infinies en buvant une bière intarissable ; où l'on chante des lieds de huit cents millions de couplets en se tailladant le bout du nez à coups d'épée. Le trépas malicieux le ravit à ses auteurs lorsqu'ils n'étaient plus en âge de lui improviser un remplaçant. Ces vieux richards infortunés recueillirent pieusement ses nippes pour les vendre. Durant cette opération lamentable (car il manquait beaucoup de linge tout neuf), Nicolas Meiser disait à sa femme :

- Mon cœur saigne à l'idée que nos maisons et nos écus, nos biens au soleil et nos biens à l'ombre s'en iront à des étrangers. Les parents devraient toujours avoir un fils de rechange, comme on nomme un juge suppléant au tribunal de commerce.

Mais le temps, qui est un grand maître en Allemagne et dans plusieurs autres pays, leur fit voir que l'on peut se consoler de tout, excepté de l'argent perdu. Cinq ans plus tard, Mme Meiser disait à son mari avec un sourire tendre et philosophique :

- Qui peut pénétrer les décrets de la Providence ? Ton fils nous aurait peut-être mis sur la paille. Regarde Théobald Scheffler, son ancien camarade. Il a mangé vingt mille francs à Paris pour une femme qui levait la jambe au milieu de la contredanse. Nous-mêmes, nous dépensions plus de deux mille thalers chaque année pour notre mauvais garnement ; sa mort est une grosse économie, et par conséquent une bonne affaire !

Du temps que les trois cercueils de Fougas étaient encore à la maison, la bonne dame raillait les visions et les insomnies de son époux.

- À quoi donc penses-tu ? lui disait-elle. Tu m'as encore donné des coups de pied toute la nuit. Jetons au feu ce haillon de Français : il ne troublera plus le repos d'un heureux ménage. Nous vendrons la boîte de plomb ; il y en a pour le moins deux cents livres ; la soie blanche me fera une doublure de robe et la laine du capitonnage nous donnera bien un matelas.

Mais un restant de superstition empêcha Meiser de suivre les conseils de sa femme : il préféra se défaire du colonel en le mettant dans le commerce.

La maison des deux époux était la plus belle et la plus solide de la rue du Puits-Public, dans le faubourg noble. De fortes grilles en fer ouvré décoraient magnifiquement toutes les fenêtres, et la porte était bardée de fer comme un chevalier du bon temps. Un système de petits miroirs ingénieux accrochés à la façade permettait de reconnaître un visiteur avant même qu'il eût frappé. Une servante unique, vrai cheval pour le travail, vrai chameau par la sobriété, habitait sous ce toit béni des dieux.

Le vieux domestique couchait dehors, dans son intérêt même, et pour qu'il ne fût point exposé à tordre le col vénérable de ses maîtres. Quelques livres de commerce et de piété formaient la bibliothèque des deux vieillards. Ils n'avaient point voulu de jardin derrière leur maison, parce que les arbres se plaisent à cacher les voleurs. Ils fermaient leur porte aux verrous tous les soirs à huit heures et ne sortaient point de chez eux sans y être forcés, de peur de mauvaises rencontres.

Et cependant le 29 avril 1859, à onze heures du matin, Nicolas Meiser était bien loin de sa chère maison. Dieu ! qu'il était loin de chez lui, cet honnête bourgeois de Dantzig ! Il arpentait d'un pas pesant cette promenade de Berlin qui porte le nom d'un roman d'Alphonse Karr : Sous les tilleuls. En, allemand : Unter den Linden.

Quel mobile puissant avait jeté hors de sa bonbonnière ce gros bonbon rouge à deux pieds ? Le même qui conduisit Alexandre à Babylone, Scipion à Carthage, Godefroi de Bouillon à Jérusalem et Napoléon à Moscou : l'ambition ! Meiser n'espérait pas qu'on lui présenterait les clefs de la ville sur un coussin de velours rouge, mais il connaissait un grand seigneur, un chef de bureau et une femme de chambre qui travaillaient à obtenir pour lui des lettres de noblesse. S'appeler von Meiser au lieu de Meiser tout sec ! Quel beau rêve !

Le bonhomme avait en lui ce mélange de bassesse et d'orgueil qui place les laquais à une si grande distance des autres hommes. Plein de respect pour la puissance et d'admiration pour la grandeur, il ne prononçait les noms de roi, de prince et même de baron qu'avec emphase et béatitude. Il se gargarisait de syllabes nobles, et le seul mot de monseigneur lui emplissait la bouche d'une bouillie enivrante. Les particuliers de ce tempérament ne sont pas rares en Allemagne, et l'on en trouve même ailleurs. Si vous les transportiez dans un pays où tous les hommes sont égaux, la nostalgie de la servitude les tuerait.

Les titres qu'on faisait valoir en faveur de Nicolas Meiser n'étaient pas de ceux qui emportent la balance, mais de ceux qui la font pencher petit à petit. Neveu d'un savant illustre, propriétaire imposé, homme bien pensant, abonné à la Nouvelle Gazette de la Croix, plein de mépris pour l'opposition, auteur d'un toast contre la démagogie, ancien conseiller de la ville, ancien juge au tribunal de commerce, ancien caporal de la landwehr, ennemi déclaré de la Pologne et de toutes les nations qui ne sont pas les plus fortes. Son action la plus éclatante remontait à dix ans. Il avait dénoncé par lettre anonyme un membre du parlement de Francfort, réfugié à Dantzig.

Au moment où Meiser passait sous les tilleuls, son affaire était en bon chemin. Il avait recueilli cette douce assurance de la bouche même de ses protecteurs. Aussi courait-il légèrement vers la gare du chemin Nord-Est, sans autre bagage qu'un revolver dans la poche. Sa malle de veau noir avait pris les devants et l'attendait au bureau. Chemin faisant, il effleurait d'un coup d'œil rapide l'étalage des boutiques. Halte ! Il s'arrêta court devant un papetier et se frotta les yeux : remède souverain, dit-on, contre la berlue. Entre les portraits de Mme Sand et de Mr Mérimée, qui sont les deux plus grands écrivains de la France, il avait aperçu, deviné, pressenti une figure bien connue.

« Assurément, dit-il, j'ai déjà vu cet homme-là, mais il était moins florissant. Est-ce que notre ancien pensionnaire serait revenu à la vie ? Impossible ! J'ai brûlé la recette de mon oncle, et l'on a perdu, grâce à moi, le secret de ressusciter les gens. Cependant la ressemblance est frappante. Ce portrait a-t-il été fait en 1813, du vivant de Mr le colonel Fougas ! Non, puisque la photographie n'était pas encore inventée. Mais peut-être le photographe l'a-t-il copié sur une gravure ? Voici le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette reproduits de la même façon : cela ne prouve pas que Robespierre les ait ressuscités. C'est égal, j'ai fait une mauvaise rencontre. »

Il fit un pas vers la porte de la boutique pour prendre des renseignements, mais un certain embarras le retint. On pourrait s'étonner, lui faire des questions, rechercher les motifs de son inquiétude. En route ! Il reprit sa course au petit trot, en essayant de se rassurer lui-même :

« Bah ! c'est une hallucination, l'effet d'une idée fixe. D'ailleurs ce portrait est vêtu à la mode de 1813, voilà qui tranche tout. »

Il arriva à la gare du chemin de fer, fit enregistrer sa malle de veau noir et se jeta de tout son long dans un compartiment de première classe. Il fuma sa pipe de porcelaine ; ses deux voisins s'endormirent ; il fit bientôt comme eux et ronfla. Les ronflements de ce gros homme avaient quelque chose de sinistre : vous eussiez cru entendre les ophicléides du jugement dernier. Quelle ombre le visita dans cette heure de sommeil ? Nul étranger ne l'a jamais su, car il gardait ses rêves pour lui, comme tout ce qui lui appartenait.

Mais entre deux stations, le train étant lancé à toute vitesse, il sentit distinctement deux mains énergiques qui le tiraient par les pieds. Sensation trop connue, hélas ! et qui lui rappelait les plus mauvais souvenirs de sa vie. Il ouvrit les yeux avec épouvante et vit l'homme de la photographie, dans le costume de la photographie ! Ses cheveux se hérissèrent, ses yeux s'arrondirent en boules de loto, il poussa un grand cri et se jeta à corps perdu entre les deux banquettes dans les jambes de ses voisins.

Quelques coups de pied vigoureux le rappelèrent à lui-même. Il se releva comme il put et regarda autour de lui. Personne que les deux voisins, qui lançaient machinalement leurs derniers coups de pied dans le vide en se frottant les yeux à tour de bras. Il acheva de les réveiller en les interrogeant sur la visite qu'il avait reçue, mais ces messieurs déclarèrent qu'ils n'avaient rien vu.

Meiser fit un triste retour sur lui-même ; il remarqua que ses visions prenaient terriblement de consistance. Cette idée ne lui permit point de se rendormir.

« Si cela continue longtemps, pensait-il, l'esprit du colonel me cassera le nez d'un coup de poing ou me pochera les deux yeux ! »

Peu après, il se souvint qu'il avait très sommairement déjeuné et s'avisa que le cauchemar était peut-être engendré par la diète. Il descendit aux cinq minutes d'arrêt et demanda un bouillon. On lui servit du vermicelle très chaud, et il souffla dans sa tasse comme un dauphin dans le Bosphore.

Un homme passa devant lui sans le heurter, sans lui rien dire, sans le voir. Et pourtant la tasse sauta dans les mains du riche Nicolas Meiser, le vermicelle s'appliqua sur son gilet et sa chemise, où il forma un lacet élégant qui rappelait l'architecture de la porte Saint-Martin. Quelques fils jaunâtres, détachés de la masse, pendaient en stalactites aux boutons de la redingote. Le vermicelle s'arrêta à la surface, mais le bouillon pénétra beaucoup plus loin. Il était chaud à faire plaisir ; un œuf qu'on y eût laissé dix minutes aurait été un œuf dur. Fatal bouillon, qui se répandit non seulement dans les poches, mais dans les replis les plus secrets de l'homme lui-même ! La cloche du départ sonna, le garçon du buffet réclama douze sous, et Meiser remonta en voiture, précédé d'un plastron de vermicelle et suivi d'un petit filet de bouillon qui ruisselait le long des mollets.

Tout cela, parce qu'il avait vu ou cru voir la terrible figure du colonel Fougas mangeant des sandwiches !

Oh ! que le voyage lui parut long ! Comme il lui tardait de se voir chez lui, entre sa femme Catherine et sa servante Berbel, toutes les portes bien closes ! Les deux voisins riaient à ventre déboutonné ; on riait dans le compartiment de droite et le compartiment de gauche. À mesure qu'il arrachait le vermicelle, les petits yeux du bouillon se figeaient au grand air et semblaient rire silencieusement. Qu'il est dur pour un gros millionnaire d'amuser les gens qui n'ont pas le sou ! Il ne descendit plus jusqu'à Dantzig, il ne mit pas le nez à la portière, il s'entretint seul à seul avec sa pipe de porcelaine, où Léda caressait un cygne, et ne riait point.

Triste, triste voyage ! On arriva pourtant. Il était huit heures du soir ; le vieux domestique attendait avec des crochets pour emporter la malle du maître. Plus de figures redoutables, plus de rires moqueurs. L'histoire du bouillon était tombée dans l'oubli comme un discours de Mr Keller. Déjà Meiser, dans la salle des bagages, avait saisi par la poignée une malle de veau noir, lorsqu'il vit à l'extrémité opposée le spectre de Fougas qui tirait en sens inverse et semblait résolu à lui disputer son bien. Il se roidit, tira plus fort et plongea même sa main gauche dans la poche où dormait le revolver. Mais le regard lumineux du colonel le fascina, ses jambes ployèrent, il tomba, et crut voir que Fougas et la malle de veau noir tombaient aussi l'un sur l'autre. Lorsqu'il revint à lui, son vieux domestique lui tapait dans les mains, la malle était posée sur les crochets, et le colonel avait disparu. Le domestique jura qu'il n'avait vu personne et qu'il avait reçu la malle lui-même des propres mains du facteur.

Vingt minutes plus tard, le millionnaire était dans sa maison et se frottait joyeusement la face contre les angles aigus de sa femme. Il n'osa lui conter ses visions, car Mme Meiser était un esprit fort en son genre. C'est elle qui lui parla de Fougas.

- Il m'est arrivé toute une histoire, lui dit-elle. Croirais-tu que la police nous écrit de Berlin pour demander si notre oncle nous a laissé une momie, et à quelle époque, et combien de temps nous l'avons gardée, et ce que nous en avons fait ? J'ai répondu la vérité, ajoutant que ce colonel Fougas était en si mauvais état et tellement détérioré par les mites, que nous l'avions vendu comme un chiffon. Qu'est-ce que la police a donc à voir dans nos affaires ?

Meiser poussa un profond soupir.

- Parlons argent, reprit la dame. Le gouverneur de la Banque est venu me voir. Le million que tu lui as demandé pour demain est prêt ; on le délivrera sur ta signature. Il paraît qu'ils ont eu beaucoup de peine à se procurer la somme en écus ; si tu avais voulu du papier sur Vienne ou sur Paris, tu les aurais mis à leur aise. Mais enfin, ils ont fait ce que tu as désiré. Pas d'autres nouvelles, sinon que Schmidt, le marchand, s'est tué. Il avait une échéance de dix mille thalers, et pas moitié de la somme dans sa caisse. Il est venu me demander de l'argent ; j'ai offert dix mille thalers à vingt-cinq, payables à quatre-vingt-dix jours, avec première hypothèque sur les bâtiments. L'imbécile a mieux aimé se pendre dans sa boutique ; chacun son goût.

- S'est-il pendu bien haut ?

- Je n'en sais rien ; pourquoi ?

- Parce qu'on pourrait avoir un bout de corde à bon marché, et nous en avons grand besoin ma pauvre Catherine ! Ce colonel Fougas me donne un tracas !

- Encore tes idées ! Viens souper, mon chéri.

- Allons !

La Baucis anguleuse conduisit son Philémon dans une belle et grande salle à manger où Berbel servit un repas digne des dieux. Potage aux boulettes de pain anisé, boulettes de poisson à la sauce noire, boulettes de mouton farci, boulettes de gibier, choucroute au lard entourée de pommes de terre frites, lièvre rôti à la gelée de groseille, écrevisses en buisson, saumon de la Vistule, gelées, tartes aux fruits, et le reste. Six bouteilles de vin du Rhin, choisies entre les meilleurs crus, attendaient sous leur capuchon d'argent une accolade du maître. Mais le seigneur de tous ces biens n'avait ni faim ni soif. Il mangeait du bout des dents et buvait du bout des lèvres, dans l'attente d'un grand événement qui d'ailleurs ne se fit guère attendre. Un coup de marteau formidable ébranla bientôt la maison.

Nicolas Meiser tressaillit ; sa femme entreprit de le rassurer.

- Ce n'est rien, lui disait-elle. Le gouverneur de la Banque m'a dit qu'il viendrait te parler. Il offre de nous payer la prime, si nous prenons du papier au lieu des écus.

- Il s'agit bien d'argent ! s'écria le bonhomme. C'est l'enfer qui vient nous visiter !

Au même instant la servante se précipita dans la chambre en criant :

- Monsieur ! madame ! c'est le Français des trois cercueils ! Jésus ! Marie, mère de Dieu !

Fougas salua et dit :

- Bonnes gens, ne vous dérangez pas, je vous en prie. Nous avons une petite affaire à débattre ensemble et je m'apprête à vous l'exposer en deux mots. Vous êtes pressés, moi aussi ; vous n'avez pas soupé, ni moi non plus !

Mme Meiser, plus immobile et plus maigre qu'une statue du treizième siècle, ouvrait une grande bouche édentée. L'épouvante la paralysait. L'homme, mieux préparé à la visite du fantôme, arma son revolver sous la table et visa le colonel en criant :

- Vade rétro, Satanas !

L'exorcisme et le pistolet ratèrent en même temps.

Meiser ne se découragea point : il tira les six coups l'un après l'autre sur le démon qui le regardait faire. Rien ne partit.

- À quel diable de jeu jouez-vous ? dit le colonel en se mettant à cheval sur une chaise. On n'a jamais reçu la visite d'un honnête homme avec ce cérémonial.

Meiser jeta son revolver et se traîna comme une bête jusqu'aux pieds de Fougas. Sa femme qui n'était pas plus rassurée le suivit. L'un et l'autre joignirent les mains, et le gros homme s'écria :

- Ombre ! j'avoue mes torts, et je suis prêt à les réparer. Je suis coupable envers toi, j'ai transgressé les ordres de mon oncle. Que veux-tu ? Que commandes-tu ? Un tombeau ? Un riche monument ? Des prières ? Beaucoup de prières ?

- Imbécile ! dit Fougas en le repoussant du pied. Je ne suis pas une ombre, et je ne réclame que l'argent que tu m'as volé !

Meiser roulait encore, et déjà sa petite femme, debout, les poings sur la hanche, tenait tête au colonel Fougas.

- De l'argent, criait-elle. Mais nous ne vous en devons pas ! Avez-vous des titres ? montrez-nous un peu notre signature ! Où en serait-on, juste Dieu ! s'il fallait donner de l'argent à tous les aventuriers qui se présentent ? Et d'abord, de quel droit vous êtes-vous introduit dans notre domicile, si vous n'êtes pas une ombre ? Ah ! vous êtes un homme comme les autres ! Ah ! vous n'êtes pas un esprit ! Eh bien ! monsieur, il y a des juges à Berlin ; il y en a même dans les provinces, et nous verrons bien si vous touchez à notre argent ! Relève-toi donc, grand nigaud : ce n'est qu'un homme ! Et vous, le revenant, hors d'ici ! décampez !

Le colonel ne bougea non plus qu'un roc.

- Diable soit des langues de femme ! Asseyez-vous, la vieille... et éloignez vos mains de mes yeux : ça pique. Toi, l'enflé, remonte, sur ta chaise et écoute-moi. Il sera toujours temps de plaider, si nous n'arrivons pas à nous entendre. Mais le papier timbré me pue au nez : c'est pourquoi j'aime mieux traiter à l'amiable.

Mr et Mme Meiser se remirent de leur première émotion. Ils se défiaient des magistrats, comme tous ceux qui n'ont pas la conscience nette. Si le colonel était un pauvre diable qu'on pût éconduire moyennant quelques thalers, il valait mieux éviter le procès.

Fougas leur déduisit le cas avec une rondeur toute militaire. Il prouva l'évidence de son droit, raconta qu'il avait fait constater son identité à Fontainebleau, à Paris, à Berlin ; cita de mémoire deux ou trois passages du testament, et finit par déclarer que le gouvernement prussien, d'accord avec la France, appuierait au besoin ses justes réclamations.

- Tu comprends bien, ajouta-t-il en secouant Meiser par le bouton de son habit, que je ne suis pas un renard de la chicane. Si tu avais le poignet assez vigoureux pour manœuvrer un bon sabre, nous irions sur le terrain, bras-dessus, bras-dessous, et je te jouerais la somme en trois points, aussi vrai que tu sens le bouillon !

- Heureusement, monsieur, dit Meiser, mon âge me met à l'abri de toute brutalité. Vous ne voudriez pas fouler aux pieds le cadavre d'un vieillard !

- Vénérable canaille ! mais tu m'aurais tué comme un chien, si ton pistolet n'avait pas raté !

- Il n'était pas chargé, monsieur le colonel ! Il n'était... presque pas chargé ! Mais je suis un homme accommodant et nous pouvons très bien nous entendre. Je ne vous dois rien, et d'ailleurs il y a prescription ; mais enfin... combien demandez-vous ?

- Voilà qui est parlé. À mon tour !

La complice du vieux coquin adoucit le timbre de sa voix : figurez-vous une scie léchant un arbre avant de le mordre.

- Écoute, mon Claus, écoute ce que va dire Mr le colonel Fougas. Tu vas voir comme il est raisonnable ! Ce n'est pas lui qui penserait à ruiner de pauvres gens comme nous. Ah ! ciel ! il n'en est pas capable. C'est un si noble cœur ! Un homme si désintéressé ! Un digne officier du grand Napoléon (Dieu ait son âme !).

- Assez, la vieille ! dit Fougas avec un geste énergique qui trancha ce discours par le milieu. J'ai fait faire à Berlin le compte de ce qui m'est dû en capital et intérêts.

- Des intérêts ! cria Meiser. Mais en quel pays, sous quelle latitude fait-on payer les intérêts de l'argent ? Cela se voit peut-être dans le commerce, mais entre amis ! jamais, au grand jamais, mon bon monsieur le colonel ! Que dirait mon pauvre oncle, qui nous voit du haut des cieux, s'il savait que vous réclamez les intérêts de sa succession ?

- Mais, tais-toi donc, Nickle ! reprit la femme. Mr le colonel vient de te dire lui-même qu'il ne voulait pas entendre parler des intérêts.

- Nom d'un canon rayé ! vous tairez-vous, pies borgnes ? Je crève de faim, moi, et je n'ai pas apporté mon bonnet de coton pour coucher ici !... Voici l'affaire. Vous me devez beaucoup, mais la somme n'est pas ronde, il y a des fractions et je suis pour les affaires nettes. D'ailleurs, mes goûts sont modestes. J'ai ce qu'il me faut pour ma femme et pour moi ; il ne s'agit plus que de pourvoir mon fils !

- Très bien ! cria Meiser. Je me charge de l'éducation du petit !...

- Or, depuis une dizaine de jours que je suis redevenu citoyen du monde, il y a un mot que j'entends dire partout. À Paris comme à Berlin, on ne parle plus que de millions ; il n'est plus question d'autre chose et tous les hommes ont des millions plein la bouche. À force d'en entendre parler, j'ai eu la curiosité de savoir ce que c'est. Allez me chercher un million, et je vous donne quittance !

Si vous voulez vous faire une idée approximative des cris perçants qui lui répondirent, allez au jardin des plantes à l'heure du déjeuner des oiseaux de proie, et essayez de leur arracher la viande du bec. Fougas se boucha les oreilles et demeura inébranlable. Les prières, les raisonnements, les mensonges, les flatteries, les bassesses glissaient sur lui comme la pluie sur un toit de zinc. Mais à dix heures du soir, lorsqu'il jugea que tout accommodement était impossible, il prit son chapeau :

- Bonsoir, dit-il. Ce n'est plus un million qu'il me faut, mais deux millions et le reste. Nous plaiderons. Je vais souper.

Il était déjà dans l'escalier, quand Mme Meiser dit à son mari :

- Rappelle-le et donne-lui son million !

- Es-tu folle ?

- N'aie pas peur.

- Je ne pourrai jamais !

- Dieu ! que les hommes sont bêtes ! Monsieur ! monsieur Fougas ! monsieur le colonel Fougas ! Remontez, je vous en prie ! nous consentons à tout ce que vous voulez !

- Sacrebleu ! dit-il en rentrant, vous auriez bien dû vous décider plus tôt. Mais enfin, voyons la monnaie !

Mme Meiser lui expliqua de sa voix la plus tendre que les pauvres capitalistes comme eux n'avaient pas un million dans leur caisse.

- Mais vous ne perdrez rien pour attendre, mon doux monsieur ! Demain, vous toucherez la somme en bel argent blanc : mon mari va vous signer un bon sur la banque royale de Dantzig.

- Mais... disait encore l'infortuné Meiser.

Il signa cependant, car il avait une confiance sans bornes dans le génie pratique de Catherine. La vieille pria Fougas de s'asseoir au bout de la table et lui dicta une quittance de deux millions, pour solde de tout compte. Vous pouvez croire qu'elle n'oublia pas un mot des formules légales et qu'elle se mit en règle avec le code prussien. La quittance, écrite en entier de la main du colonel, remplissait trois grandes pages.

Ouf ! Il signa et parapha la chose et reçut en échange la signature de Nicolas, qu'il savait bonne.

- Décidément, dit-il au vieillard, tu n'es pas aussi arabe qu'on me l'avait dit à Berlin. Touche là, vieux fripon ! Je ne donne la main qu'aux honnêtes gens à l'ordinaire ; mais dans un jour comme celui-ci, on peut faire un petit extra.

- Faites-en deux, monsieur Fougas, dit humblement Mme Meiser. Acceptez votre part de ce modeste souper !

- Parbleu ! la vieille ; ça n'est pas de refus. Mon souper doit être froid à l'auberge de la Cloche, et vos plats qui fument sur leurs réchauds m'ont déjà donné plus d'une distraction. D'ailleurs, voilà des flûtes de verre jaunâtre sur lesquelles Fougas ne sera pas fâché de jouer un air.

La respectable Catherine fit ajouter un couvert et commanda à Berbel d'aller se mettre au lit. Le colonel plia en huit le million du père Meiser, l'enveloppa soigneusement dans un paquet de billets de banque et serra le tout dans ce petit carnet que sa chère Clémentine lui avait envoyé. Onze heures sonnaient à la pendule.

À onze heures et demie, Fougas commença à voir le monde en rose. Il loua hautement le vin du Rhin et remercia les Meiser de leur hospitalité. À minuit, il leur rendit son estime. À minuit un quart, il les embrassa. À minuit et demi, il fit l'éloge de l'illustre Jean Meiser, son bienfaiteur et son ami. Lorsqu'il apprit que Jean Meiser était mort dans cette maison, il versa un torrent de larmes. À une heure moins un quart, il entra dans la voie des confidences, parla de son fils qu'il allait rendre heureux, de sa fiancée qui l'attendait. Vers une heure, il goûta d'un célèbre vin de Porto que Mme Meiser était allée chercher elle-même à la cave. À une heure et demie, sa langue s'épaissit, ses yeux se voilèrent, il lutta quelque temps contre l'ivresse et le sommeil, annonça qu'il allait raconter la campagne de Russie, murmura le nom de l'Empereur, et glissa sous la table.

- Tu me croiras si tu veux, dit Mme Meiser à son mari, ce n'est pas un homme qui est entré dans notre maison, c'est le diable !

- Le diable !

- Sans cela, t'aurais-je conseillé de lui donner un million ? J'ai entendu une voix qui me disait : « Si vous n'obéissez à l'envoyé des enfers, vous mourrez cette nuit l'un et l'autre. » C'est alors que je l'ai rappelé dans l'escalier. Ah ! si nous avions eu affaire à un homme, je t'aurais dit de plaider jusqu'à notre dernier sou.

- À là bonne heure ! Eh bien ! te moqueras-tu encore de mes visions ?

- Pardonne-moi, mon Claus, j'étais folle !

- Et moi qui avais fini par le croire ?

- Pauvre innocent ! tu croyais peut-être aussi que c'était Mr le colonel Fougas !

- Dame !

- Comme s'il était possible de ressusciter un homme ! C'est un démon, te dis-je, qui a pris les traits du colonel pour nous voler notre argent !

- Qu'est-ce que les démons peuvent faire avec de l'argent ?

- Tiens ! ils construisent des cathédrales !

- Mais à quoi reconnaît-on le diable quand il est déguisé ?

- D'abord à son pied fourchu, mais il met des bottes ; ensuite à son oreille raccommodée.

- Bah ! Et pourquoi ?

- Parce que le diable a l'oreille pointue, et que, pour la faire ronde, il faut la recouper.

Meiser se pencha sous la table et poussa un cri d'épouvante.

- C'est bien le diable ! dit-il. Mais comment s'est-il laissé endormir ?

- Tu n'as donc pas vu qu'en remontant de la cave j'ai passé par ma chambre ? J'ai mis une goutte d'eau bénite dans le vin de Porto : charme contre charme ! et il est tombé.

- Voilà qui va bien. Mais qu'est-ce que nous en ferons, maintenant qu'il est en notre pouvoir ?

- Qu'est-ce qu'on fait des démons, dans les Écritures ? Le Seigneur les jette à la mer.

- La mer est loin de chez nous.

- Mais, grand enfant ! le puits public est tout près !

- Et que va-t-on dire demain quand on trouvera son corps ?

- On ne trouvera rien du tout, et même ce papier qu'il nous a signé sera changé en feuille sèche.

Dix minutes plus tard, Mr et Mme Meiser ballottaient quelque chose de lourd au-dessus du puits public, et dame Catherine murmurait à demi-voix l'incantation suivante :

Démon, fils de l'enfer, sois maudit !
Démon, fils de l'enfer, sois précipité !
Démon, fils de l'enfer, retourne dans l'enfer !

Un bruit sourd, le bruit d'un corps qui tombe à l'eau, termina la cérémonie, et les deux conjoints rentrèrent chez eux, avec la satisfaction qui suit toujours un devoir accompli. Nicolas disait en lui-même :

« Je ne la croyais pas si crédule ! »

« Je ne le savais pas si naïf ! » pensait la digne Kettle, épouse légitime de Claus.

Ils dormirent du sommeil de l'innocence. Ah ! que leurs oreillers leur auraient semblé moins doux si Fougas était rentré chez lui avec le million !

À dix heures du matin, comme ils prenaient leur café au lait avec des petits pains au beurre, le gouverneur de la Banque entra chez eux et leur dit :

- Je vous remercie d'avoir accepté une traite sur Paris au lieu du million en argent, et sans prime. Ce Jeune Français que vous nous avez envoyé est un peu brusque, mais bien gai et bon enfant.




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