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| JACQUOU LE CROCQUANT - 8
VIII
Le premier moment de contentement de me retrouver libre passé, je tombai dans une noire tristesse en songeant à ma pauvre Lina. Tant que ma tête avait été en jeu, je m’étais laissé un peu distraire de son souvenir par mon propre danger. L’homme est ainsi bâti, et je crois bien que d’autres valant mieux que moi en auraient fait autant. Mais maintenant que j’étais hors d’affaire, ce souvenir me revenait, amer et douloureux, comme le ressentiment d’une ancienne blessure.
Quelquefois, le dimanche, j’allais à Bars, recherchant la Bertrille, pour avoir la consolation de causer de ma défunte bonne amie. Elle s’y prêtait complaisamment, la brave fille, et me parlait d’elle longuement, m’entretenant de tous ces petits secrets que les droles se disent sur leurs amoureux. Quoique d’une manière ça ravivât ma peine de savoir, par ce que me disait la Bertrille, combien la pauvre Lina m’aimait, je me complaisais tout de même à l’entendre et je ne me lassais point de la questionner là-dessus.
D’autres fois, le cœur gros, je m’en allais au Gour, et là, couché à l’ombre des arbres, je pensais longuement à Lina. Je me remémorais nos innocentes amours dans tous leurs détails, je me ramentevais* un coup d’œil, un sourire, un mot aimable. Il me semblait nous voir, nous en allant tous deux dans quelque chemin creux, infréquenté, nous tenant par la main, la tête baissée, sans rien dire, que parfois quelques paroles qui témoignaient de notre amour, et nous faisaient relever la tête pour nous regarder au plus profond des yeux.
Et quand j’avais épuisé les souvenirs heureux, je songeais au martyre que la pauvre drole avait souffert dans sa maison, et la colère me montait. Je me l’imaginais accourant aux Maurezies, pour me demander secours contre sa coquine de mère, et, désespérée en apprenant ma disparition, venir se noyer au Gour. Je voyais la place où l’on avait retrouvé ses sabots, et, dans mon chagrin, je me cachais la figure dans l’herbe et je rugissais comme une bête sauvage.
Maintenant, tout était fini ; elle était au fond de l’abîme, couchée dans quelque recoin de ces grottes aux eaux souterraines, et ce corps charmant, perdant toute forme humaine, tombait en décomposition, pour ne laisser sur le sable fin qu’un squelette destiné peut-être, dans des milliers d’années, à fonder le système d’un savant de l’avenir, après quelque cataclysme terrestre.
Oh ! sa mère, cette vieille Mathive qui l’avait poussée au désespoir, combien je la haïssais ! Heureusement son fameux Guilhem se chargeait de la faire souffrir comme elle avait fait souffrir sa fille. Il n’y avait pas tout à fait trois mois que la pauvre Lina n’était plus que, Géral étant mort depuis un an, ces deux misérables se mariaient. Le goujat l’avait forcée, cette vieille affolée, de lui donner tout son bien par le contrat, et maintenant qu’il était le maître, il le faisait voir, pardieu ! De travail, il ne lui en fallait pas ; il courait partout les marchés, les foires, les frairies, buvant, jouant aux cartes, ribotant avec des coureuses de balades et rentrant à la maison pour se reposer seulement. Si alors elle voulait se plaindre, il la traitait comme la dernière des traînées, la rudoyait et finissait par la battre. Et après avoir été bien secouée, comme pois en pot, quand venait le soir, et que l’homme avait largement pris son vin à souper, elle, qui hennissait toujours après ce fort mâle, faisait l’aimable, et, par manière de dire, lui aurait embrassé les pieds. Mais il la mettait à la porte à coups de botte : « À la paille ! vieille chienne ! », et puis tirait le verrou. Oh ! le châtiment de cette mauvaise mère était en bon chemin.
Dans la semaine, j’étais nécessairement distrait un peu de ma peine par le travail ; mais ce n’était pas sans que, de temps en temps, le souvenir de ma pauvre Lina me revint comme un coup de couteau. Il me fallait bien gagner quelques sous, car le peu qu’avait le vieux Jean n’aurait pu nous nourrir tous deux. En eût-il eu cent fois plus, d’ailleurs, que je n’aurais pas voulu vivre en fainéant à ses dépens. J’avais donc recommencé ma vie ordinaire, travaillant le bien, faisant des journées par-ci par-là, et vendant quelques lièvres, ou une couple de perdrix le mardi à Thenon. Puis, quand l’hiver fut là, je pris du bois à faire dans une coupe devers Las Motras. C’était l’occupation qui m’allait le mieux, car on était seul. Le matin, je partais, emportant dans mon havresac un morceau de pain noir avec quelque petit fromage de chèvre, dur comme la pierre, un oignon et une chopine de boisson que j’avais fabriquée avec des sorbes. Je cheminais par les sentiers, faisant craquer la glace sous mes sabots dans un pas de mule, ou poudroyer sur moi le givre des grands ajoncs et des hautes fougères, lorsque je traversais les fourrés pour couper au court. Toute la journée seul dans les taillis, je coupais du bois, m’arrêtant des fois, dans un moment de ressouvenance, et, appuyé sur ma hache, je regardais fixement devant moi, les yeux attachés sur la masse des bois sombres, comme si la Lina allait en sortir. Puis, me reprenant, je crachais dans mes mains et je me remettais à cogner.
Mais l’homme est homme. Lorsque la mort de celle qu’il pensait garder toute sa vie à ses côtés et aimer jusqu’à son dernier jour lui a arraché la moitié de son cœur, il croit de bonne foi qu’il ne survivra pas à cette perte. Il lui semble que la disparition de celle-là est un malheur irréparable qui touche, non seulement lui, mais le monde entier. Cependant, à la longue, lorsqu’il voit les choses suivre leur cours ordinaire ; qu’après l’hiver le soleil montant au ciel inonde la terre de lumière et de chaleur ; que, tout autour de lui, la vie afflue dans le sol fécond ; que les oiseaux font leur nid ; que les amoureux se recherchent, il subit l’influence des choses qui l’environnent ; il se sent revivre avec la nature, et peu à peu la peine s’amortit, le souvenir s’efface, et la chère image, crue impérissable, qui, aux premiers jours, apparaissait nettement comme une pièce toute neuve, s’affaiblit dans la mémoire, et devient moins distincte, comme l’effigie d’un vieil écu usé par le frai.
Ainsi étais-je. Avec le temps, mon chagrin était moins amer, ma peine moins lourde à porter. Au lieu d’une douleur aiguë et pleine de révoltes, je me sentais glisser dans une tristesse résignée. Non pas que j’aie jamais oublié celle qui fut mon premier et mon plus doux amour, mais si son souvenir m’était toujours cher, il n’était plus aussi constamment douloureux.
Depuis l’incendie du château de l’Herm, j’avais grandi beaucoup dans la considération des paysans des environs. Aux marchés de Thenon, aux foires de Rouffignac, partout, je trouvais assez de gens pour me convier à boire une chopine si j’avais voulu. Mais je n’acceptais pas souvent, ce qui peut-être m’a fait quelquefois passer pour fier, en quoi on s’est bien trompé. Je n’avais d’ailleurs aucun sujet de l’être, étant sans doute des moindres de ceux de par là. Mais j’avais d’autres idées, d’autres goûts, et, grâce au curé Bonal, je voyais mieux et plus loin que les pauvres gens qui m’avoisinaient. Lorsque j’acceptais de choquer le verre avec eux, c’est qu’il y avait quelque service à leur rendre. Comme j’étais dans ces cantons le seul paysan sachant lire et écrire, au lieu d’aller trouver le régent de Thenon, ou quelque praticien, ils avaient recours à moi pour faire une lettre au fils parti pour le service, ou dresser un compte de journées, ou régler les affaires d’un métayer à sa sortie. Et quand je passais par les villages, partout on m’invitait à entrer boire un coup. Même il y avait des filles ayant bien de quoi qui me donnaient assez à connaître qu’elles m’auraient voulu pour galant. Il y en avait de celles-là qui étaient de belles droles, fraîches, gentes même, mais ça n’était plus ma pauvre Lina.
Mais ce qui me faisait le mieux venir des gens, c’était d’avoir pris leur défense, de les avoir débarrassés du comte et d’avoir aboli ce repaire de chenapans. Maintenant ils étaient tranquilles, ne craignaient plus de voir fouler leurs blés sous les pieds des chevaux, ou manger leurs raisins mûrs par les chiens courants. Ils s’en allaient par les chemins, sûrs désormais de ne pas être cinglés d’un coup de fouet pour ne s’être pas assez tôt garés, et ils allaient aux foires et dans les terres, certains qu’en leur absence leurs femmes, ou leurs filles ne seraient pas houspillées par une jeunesse insolente.
Car, depuis l’incendie du château, le comte était parti, et aussi tous les siens. Lui, on ne savait trop où il était passé. La plus âgée de ses filles avait suivi, comme gouvernante, le chapelain dom Enjalbert, qui avait été nommé curé du côté de Carlux ; la seconde était placée comme demoiselle de compagnie dans une grande famille où elle ne tarda pas à mettre le désordre ; la troisième, la plus délurée de toutes, avait été rejoindre à Paris sa sœur aînée qui depuis longtemps avait mal tourné. Quant à la plus jeune, à celle que j’avais emportée hors du château lors de l’incendie, elle s’était établie pas bien loin de l’Herm dans un petit domaine qui était un bien dotal de sa défunte mère, et que, pour cette raison, les créanciers n’avaient pu faire vendre comme le reste de la terre. Elle vivait là, chez la métayère, qui était sa mère nourrice, couchant dans une chambrette sur un mauvais lit, mangeant comme les autres de la soupe de pain noir, des châtaignes et des milliassous ; dans la journée elle courait les bois, son fusil sous le bras, en compagnie de sa chienne. Avec ses allures de pouliche échappée, de toute la famille c’était la seule qui valût quelque chose. Elle était bien fière aussi, comme les autres ; mais tandis que ses sœurs plaçaient mal leur fierté, en continuant de mener une existence de dissipation, même aux dépens de leur liberté ou de leur honneur, elle préférait une existence dure et paysanne à leur vie de sujétion ou de désordres. Les autres étaient tellement têtes fêlées qu’elles n’avaient pas compris ça ; aussi, lorsque la Galiote leur avait annoncé son intention, les moqueries ne lui avaient pas manqué :
– Et alors, te voici devenue une vraie Jeanneton ?
– Il ne te manque qu’une quenouille !
– Et tu te marieras avec Jacquou !
« Tu te marieras avec Jacquou !… » Cette moquerie dérisoire, qui me fut rapportée en riant fort par la sœur de lait de la Galiote, ramena ma pensée sur elle. Je me rappelai l’émotion que j’avais ressentie en l’emportant hors du château, et je restai tout songeur. Certainement, je crois bien que tout garçon de mon âge, vigoureux et sain comme moi, eût été troublé comme je l’avais été en sentant se mouvoir et se tordre dans mes bras ce beau corps de fille. Je ne m’étonnais donc pas de ça. Mais comment se faisait-il que le seul souvenir de ce moment-là pût m’émouvoir encore, moi qui n’avais jamais songé à autre femme qu’à Lina ? Tout le jour je m’efforçai de chasser cette scène de ma mémoire, en me complaisant dans la remémorance de mes chères amours défuntes ; mais j’avais beau faire, de temps en temps elle me revenait à l’esprit, tenace comme une ronce où on est empêtré.
« Que le diable emporte cette Francette de m’avoir conté telle sottise ! » pensai-je plusieurs fois.
Et de ce jour en avant, il me fut impossible de me débarrasser entièrement de la pensée troublante de cette scène, que quelque diable semblait raviver en moi à mon grand dépit.
Tandis que j’étais dans cet état d’esprit mal content de moi-même, en raison de ce que je regardais comme une trahison envers la mémoire de mes parents et comme un affront à celle de ma pauvre Lina, le vieux Jean vint à mourir après quatre jours de maladie, et je me trouvai seul. Son neveu, qui était charbonnier comme lui, vint demeurer dans la maison avec sa femme et ses cinq droles, tout heureux de cette aubaine. Ça n’était pas un mauvais homme, mais il était si pauvre que ce petit héritage lui semblait le Pérou : aussi lui et les siens furent d’abord consolés de la mort de l’oncle Jean.
C’est, à mon avis, un des grands inconvénients de l’extrême pauvreté que d’étouffer ainsi les sentiments naturels entre parents. Celui qui, sans être riche, n’est pas pressé par le besoin, peut sans trop de peine faire passer l’affection pour la parentelle avant l’avantage d’hériter. Mais les pauvres diables qui, comme ce neveu de Jean, se galèrent toute l’année et peuvent à peine entretenir le pain à leurs petits droles, il est malaisé que le plaisir de les voir un peu sortir de la misère ne leur fasse pas oublier la mort des parents.
C’est une des choses qu’on reproche le plus à nous autres paysans ; mais on voit tous les jours ces messieurs qui ne manquent de rien en faire tout autant, en quoi ils sont beaucoup moins excusables.
Pour moi, je regrettai bien le vieux Jean qui avait été bon à mon égard et j’aidai à le porter au cimetière ; puis après, je me disposai à déloger.
En rassemblant mes quelques hardes, je trouvai le petit poignard de la Galiote, et ça me remémora les choses que j’avais un peu oubliées tandis que Jean était malade. Je fus au moment de le jeter au diable, mais tout de même je le mis au fond de mon havresac.
Mon paquet ne fut pas long à faire. J’avais deux chemises, dont l’une sur la peau, un pantalon, une mauvaise veste, une blouse, une casquette de peau de renard, une paire de souliers et des sabots. Avec ça, un petit livre d’un esclave de l’ancienne Rome que m’avait baillé le défunt curé Bonal, une hache et mon fusil qu’on avait retrouvé dans une cabane, caché sous de la feuille : voilà tout mon bien. Du temps de Lina, j’étais curieux de me mieux habiller pour lui faire honneur ; mais maintenant il ne m’importait guère.
Mon petit paquet fait, je sifflai mon chien et je m’en fus, laissant la clef à une voisine pour la remettre au neveu de Jean qui avait été quérir son peu de mobilier.
J’étais parti délibérément, mais quand je fus à quelque distance, je m’arrêtai, pensant en moi-même où je pourrais aller. Comme je l’ai dit, il y avait bien des gens qui me faisaient bonne figure, et j’aurais pu sans point de doute trouver à me placer. Mais quoique la condition de domestique de terre, chez des paysans, travaillant et mangeant avec eux, n’ait rien de bien pénible, j’aimais trop ma liberté pour me louer. Peut-être qu’en me plaçant ainsi, j’aurais pu me marier sans servir sept ans comme Jacob. Il y avait aux Bessèdes une fille accorte qui me regardait d’un bon œil. La mère, veuve, avait besoin d’un gendre pour faire valoir le domaine, et, comme j’y avais travaillé quelque temps à la journée, elles m’avaient donné à comprendre toutes deux que je leur convenais pour mari et pour gendre. Mais, moi, je n’avais envie ni de la fille ni du bien, encore que le tout en valût la peine ; aussi je recevais fraîchement les paroles amiteuses de la fille, et les avances de la mère.
Mais à cette heure il ne s’agissait plus de ça ; où aller ? En cherchant bien, je vins à songer à une vieille masure sise entre Las Saurias et le Cros-de-Mortier, et qui avait autrefois servi d’abri passager aux gardes-bois des seigneurs, mais qui était abandonnée depuis quelques années. Le dernier hôte était un brigand qui s’y était établi et qui y avait habité quelque temps, jusqu’au moment où il avait été pris et envoyé aux galères pour le restant de ses jours. Cette baraque, appelée « aux Âges », et les bois autour appartenaient à un propriétaire de Bonneval que j’allai trouver sur-le-champ. Comme c’était un bon homme, nous fûmes tout de suite d’accord. Il fut convenu que je me logerais là, sans payer de loyer, moyennant que, tous les ans, à la fête patronale de Fossemagne, qui tombe le 21 octobre, je lui porterais un lièvre et deux perdrix de redevance ; la chose convenue, je m’en fus droit à la susdite baraque.
Pour dire la vérité, celle de Jean était une maison cossue à côté de celle-ci, et je me pris à rire en répétant un dicton du chevalier :
Vailà une belle maison, s’il y avait des pots à moineaux !
Il n’y avait que les quatre murs avec la tuilée en mauvais état. Le foyer était construit grossièrement de pierres frustes ; pour toute ouverture il y avait une porte basse qui fermait au loquet ; pour plancher, c’était la terre nue où l’herbe avait poussé par l’inhabitation. Le premier jour, je couchai sur de la fougère que j’amassai dans un coin ; mais le lendemain, m’étant procuré des planches et des piquets, je fis une manière de lit comme une grande caisse, et je dressai une table dans le même genre. Deux tronces équarries, de chaque côté de l’âtre, me servirent de banc, et me voilà dans mes meubles, comme on dit. Après ça, il me fallut acheter une marmite, une seille de bois, une soupière et une cuiller. – Heureusement au moment de la mort de Jean, j’avais recouvré quelques sous qui me servirent bien. – L’endroit était fort sauvage, mais point déplaisant, du moins pour moi, car je crois qu’un monsieur de Périgueux ne s’y serait pas habitué aisément. Autour de la maison il y avait cinq ou six gros châtaigniers qui donnaient de l’ombre et sous lesquels venait une petite herbe courte et drue comme du velours, parmi laquelle poussaient par places des fougères et des touffes de cette fleur appelée bouton d’or, ou en patois : paoutoloubo, parce que les feuilles ressemblent à l’empreinte d’une patte de louve. Attenant la maison, il y avait un petit jardin aux murailles écrasées, plein d’herbes folles, de ronces, de buissons, d’églantiers, qui avaient étouffé un prunier sur lequel grimpait une clématite des haies, autrement appelée : « herbe aux gueux », parce que ces coureurs qui braillent piteusement les jours de foire à l’entrée des bourgs se servent des feuilles, ou du jus, pour se fabriquer ces plaies artificielles qu’ils étalent sous les yeux des passants.
Au-delà des châtaigniers, à quarante pas, c’étaient des bois, taillis épais et vigoureux, qui entouraient de tous côtés la maison, à laquelle on arrivait par un petit chemin perdu déjà, mangé par la bruyère, et qui s’arrêtait là. Une fontaine, dans le genre de celle de la tuilière, était à trois cents pas de là, au fond d’une petite combe pleine de joncs ; l’eau n’en était pas bien bonne, mais il fallait s’en contenter. Les bonnes fontaines sont rares sur certains hauts plateaux du Périgord : aussi les belles sources abondantes, de tout temps depuis les druides, ont été l’objet d’une grande vénération dans nos pays. Il y en a beaucoup où, dans les premiers jours de l’automne, on se rend de loin, comme en pèlerinage, pour en boire les eaux salutaires. À quelques-unes, les femmes viennent déposer un œuf sur la pierre, pour porter bonheur à la couvée ; dans d’autres, les filles jettent une épingle pour trouver un mari ; et, comme toutes veulent se marier, il y en a où l’on voit au fond de l’eau des milliers d’épingles. Dans certains cantons où il n’y a pas de fontaines, les puits sont révérés comme elles, et la fille de la maison, le jour de la Noël, laisse tomber un morceau de pain dedans pour que l’eau ne tarisse pas.
Ce qui me plaisait dans cette maison des Âges, c’est qu’elle était toute seule au milieu de la forêt, assez loin des villages, et qu’il n’y avait pas de danger d’avoir de dispute avec les voisins. Cet endroit désert allait bien avec mes idées tristes, et la vie solitaire qu’on y menait de force s’accordait bien avec mes goûts. Et puis j’aimais ma forêt, malgré sa mauvaise renommée. J’aimais ces immenses massifs de bois qui suivaient les mouvements du terrain, recouvrant le pays d’un manteau vert en été, et à l’automne se colorant de teintes variées selon les espèces : jaunes, vert pâle, rousses, feuille-morte, sur lesquelles piquait le rouge vif des cerisiers sauvages, et ressortait le vert sombre de quelques bouquets de pins épars. J’aimais aussi ces combes herbeuses fouillées par le groin des sangliers ; ces plateaux pierreux, parsemés de bruyères roses, de genêts et d’ajoncs aux fleurs d’or ; ces vastes étendues de hautes brandes où se flâtraient* les bêtes chassées ; ces petites clairières sur une butte, où, dans le sol ingrat, foisonnaient la lavande, le thym, l’immortelle, le serpolet, la marjolaine, dont le parfum me montait aux narines, lorsque j’y passais mon fusil sur l’épaule, un peu mal accoutré sans doute, mais libre et fier comme un sauvage que j’étais.
Pourtant, il me fallait bien en sortir lorsque j’allais travailler dans les environs, mais j’y revenais toujours avec plaisir. Le soir, la journée faite, après avoir soupé, je m’en retournais aux Âges, cheminant lentement dans les bois, suivi de mon chien. Je jouissais de me retrouver seul, débarrassé de la sujétion du mercenaire et des propos importuns, et je m’entretenais avec mes souvenirs.
En quittant les Maurezies, j’avais cru, je ne sais pourquoi, laisser derrière moi la pensée de cette Galiote qui me tourmentait, mais il n’en était rien. En fermant les yeux, il me semblait la voir encore dans la cour du château, les cheveux dénoués, les épaules nues, les narines frémissantes, me jeter un regard acéré. Et je croyais la tenir encore dans mes bras, me révélant à son insu, en se débattant, les beautés de son corps, furieuse de recevoir sur son front des gouttes de mon sang.
Ah ! ce n’était plus le sentiment doux et profond qui m’attachait à Lina ; ce n’était plus cette tendresse de cœur qui faisait que je ne voyais qu’elle au monde, mais un furieux appétit de la chair superbe de cette créature. Je ne l’aimais pas, je la haïssais plutôt, et cependant j’étais entraîné vers elle, je la voulais avec rage. Je me révoltais contre cette passion, je m’accusais de lâcheté pour mêler ainsi à la haine que j’avais vouée à cette race maudite des Nansac un désir qui l’affaiblissait. Mais, malgré tout, je ne réussissais pas à chasser de mon esprit cette vision qui le hantait.
Pourtant, quoique impuissant à repousser cette obsession humiliante, je me sentais encore maître de ma volonté, et ça me rassurait ; mais bientôt j’eus une terrible secousse.
Un dimanche que je chassais dans la forêt, entre les Foucaudies et le Lac-Nègre, tandis que mon chien suivait la voie d’un lièvre, à la croisée de deux sentiers dans le taillis, je me rencontrai avec la Galiote. Elle marchait lestement, suivie de sa chienne, son fusil sur l’épaule, l’air crâne, la mine assurée. Elle avait des culottes de coutil, des guêtres de toile qui lui prenaient le mollet, une grande blouse plissée, en cotonnade rayée, à ceinture lâche, et un chapeau de feutre gris dans lequel elle avait piqué une plume de geai. La large courroie de la carnassière passant entre ses petits seins les faisait ressortir fermes et libres sous la légère étoffe. Je m’arrêtai coup sec en la voyant, comme suffoqué par une sensation brûlante, et lorsqu’elle passa, les joues rosées, l’œil brillant, un brin de marjolaine entre ses lèvres rouges, je sentais mes tempes battre avec bruit.
Elle passa fière, en me jetant un coup d’œil dédaigneux, et, moi, je restai là tout capot sans trouver une parole, la regardant s’éloigner de son pas léger et cadencé.
Cette rencontre aggrava ma situation. J’étais comme un homme qui a une épine enfoncée au profond de la chair, et qui, à chaque mouvement, ressent un élancement douloureux. Tout me rappelait la Galiote : un geai criard s’envolant à mon approche me faisait penser à la plume de son chapeau ; l’odeur de la marjolaine me rappelait le brin qu’elle avait à la bouche ; dans les sentiers, sur la terre fraîche, je retrouvais l’empreinte de son petit pied ; enfin, le silence et la solitude, tout me parlait d’elle, sans compter le sang bouillant de la jeunesse. Malgré ça, je résistais toujours, et j’avais même la force de ne pas aller chasser aux environs de l’Herm, pour ne pas la rencontrer de nouveau. Mais quand le diable s’en mêle, comme on dit, on est pris du côté où on ne se méfie pas.
Un mardi, à la vesprée, je revenais de Thenon où j’avais été vendre un lièvre et une couple de lapins, et je marchais vite, parce que le temps menaçait. L’air était lourd et étouffant ; les genêts sauvages, chauffés par le soleil, exhalaient leur odeur âcre ; des roulements de tonnerre se succédaient, après de longs éclairs qui déchiraient le ciel. Un vent brûlant poussait des nuages noirs, roussâtres, courbait les taillis et balançait en l’air les hauts baliveaux. Les oiseaux, effarés, rentraient de la picorée aux champs s’abriter sous bois. Les mouches plates se collaient sur ma figure, terribles comme des poux affamés, et autour de moi les taons tourbillonnaient enragés.
« Jamais plus je n’arrive assez tôt ! » me disais-je en regardant le ciel.
Et, en effet, à deux cents toises des Âges, de grosses gouttes commencèrent à tomber, s’aplatissant dans la poussière du sentier d’où montait cette odeur fade que dégage la terre en temps d’orage. Et puis la pluie tomba serrée, drue, comme qui la verse à seaux, de manière que lorsque j’arrivai à la maison, j’étais tout trempé.
Ayant quitté ma blouse, je mis ma mauvaise veste, et je jetai sur les pierres du foyer une brassée de branches que je fis flamber vitement. Tandis que j’étais là à me sécher les jambes, mon chien, qui regardait le feu, se tourna et se mit à grogner, puis à japper. En même temps, la porte s’ouvre vivement et je vois la Galiote. Ça me donna un coup dans l’estomac, mais elle ne fut pas moins surprise que moi ; en me voyant, elle s’arrêta sur le seuil.
– Entrez ! entrez sans crainte, lui dis-je en me levant, venez vous sécher.
Elle ferma la porte et s’avança vers le foyer.
– De crainte, je n’en ai point ! dit-elle bravement.
– Et vous avez raison. Tenez, mettez-vous là, et tournez-vous vers le feu…
Et, en disant ceci, j’avais poussé une des tronces de bois qui servaient de siège au milieu, devant le foyer.
Elle posa son fusil dans le coin de la cheminée, ôta sa carnassière, la mit sur la table, et s’assit, tournant le dos à la flamme. Pendant ce temps, mon chien flairait sa chienne et lui faisait fête.
Ce n’est pas pour dire, mais, quoique je fisse le crâne, le cœur me battait fort en la voyant là. Sa blouse mouillée lui collait au corps, marquant ses belles formes, et bientôt elle commença à fumer, l’enveloppant d’une légère buée. Pour cacher mon trouble, je fus chercher une brassée de bois sec, que je jetai sur le feu. Puis il y eut un moment de silence, tandis que, dans la cabane obscure où il fumait comme dans un séchoir à châtaignes, se répandait la bonne odeur du genévrier qui brûlait.
– Vous ne venez pas souvent de ces côtés, lui dis-je pour rompre ce silence embarrassant.
– C’est la première fois ; je me suis égarée en suivant un lièvre blessé.
– Il est heureux que je sois arrivé à temps de Thenon ; vous auriez attrapé du mal à rester ainsi trempée.
– Oh !… fit-elle seulement, en haussant un peu les épaules.
J’aurais voulu me taire, mais je ne le pouvais pas.
– Votre chapeau dégoutte sur vous, partout, repris-je ; vous ferez bien de le quitter pour le faire sécher.
Elle ôta son chapeau et chercha un endroit où le poser ; mais il n’y avait ni landiers, ni rien.
– Donnez-le moi, je vais le tenir.
Et je le lui pris des mains, un peu malgré elle, avide de toucher un objet à son usage.
Lorsqu’elle fut décoiffée, ses lourds cheveux d’or massés sur la nuque brillèrent aux reflets de la flamme, éclairant la masure sombre. Elle regardait ce misérable mobilier, ce lit de planches, garni de fougères, avec une méchante couverte, cette table faite de quatre piquets plantés en terre, sous laquelle une marmite rouillée représentait toutes les affaires de cuisine.
– Alors, vous demeurez ici ? dit-elle pour ne pas affecter de se taire.
– Eh ! oui, et vous voyez qu’il n’y a rien de trop : je couche dans mon fourreau, comme l’épée du roi.
Elle hocha la tête, comme pour approuver.
Il y eut un moment de silence, pendant lequel on entendait, de quelque trou dans la tuilée, des gouttes de pluie tomber avec un bruit mat sur la terre battue, régulièrement, comme un balancier de pendule marquant les secondes. Du coin du feu où j’étais, je la regardais sans qu’elle me vît, admirant les frisons d’or qui se tordaient sur son cou et sa mignonne oreille rose, sans aucun pendant. Mais, se sentant sèche dans le dos, elle se tourna face au foyer, allongea vers le feu ses petits souliers ferrés, et tendit à la flamme ses mains humides, avec un léger frémissement de plaisir.
Alors je m’efforçai de la regarder sans en faire le semblant. Elle soulevait légèrement sa blouse qui collait sur sa poitrine et ses bras, et regardait ses guêtres qui fumaient. Ah ! la belle créature, et quel charme sain et robuste se dégageait de ce jeune corps superbe que ne gâtaient pas les affiquets féminins ! Des idées folles me passaient par la tête, en la voyant là, tout près de moi, à ma merci, pour ainsi dire. De son chapeau, que je tenais, montait la bonne odeur de sa chair : j’étais comme ivre, et je sentais ma raison s’en aller.
Alors je fis un effort sur moi-même, et je sortis pour échapper à la tentation, la laissant seule finir de se sécher à son aise. L’orage était passé ; on n’entendait plus que quelques lointains roulements du tonnerre. Une bonne fraîcheur avait succédé à la chaleur étouffante de tout à l’heure. Autour de la maison, les feuilles luisantes des grands châtaigniers laissaient choir des gouttes qui faisaient trembler les fougères venues à l’ombre. Je m’éloignai un peu, marchant à pas lents dans le mauvais chemin semé de flaques d’eau. Dans les bois, tout semblait rajeuni ; l’herbe était plus verte, les fleurs des genêts plus jaunes, celles des bruyères plus roses, cependant que les scabieuses sauvages, chargées d’eau, inclinaient leurs têtes sur leurs tiges grêles, et que les houx nains faisaient briller leurs feuilles rigides. Le soleil tombait derrière l’horizon, envoyant à travers les bois ces derniers rais qui faisaient briller les gouttelettes tremblotantes aux épillets de la folle avoine. Une senteur rustique et fraîche venait de la terre abreuvée où foisonnaient les plantes sauvages : thym, sauge, marjolaine, serpolet, et l’herbe jaune de Saint-Roch à la subtile odeur. Je me promenai un moment, la tête nue, aspirant avec avidité l’air pur et frais, et roulant dans ma tête des pensées contradictoires comme les sentiments qui m’agitaient. L’Ave Maria sonnait au clocher de Fossemagne, et les vibrations sonores s’épandaient dans le crépuscule avec une mélancolique harmonie. Peu à peu je sentais descendre sur moi les impressions apaisantes de la chute du jour, et bientôt la fraîcheur qui m’enveloppait acheva de me calmer, et je revins à la maison.
Devant le foyer, qui brillait seul au fond de la masure, la Galiote était debout.
– Il est tard ? demanda-t-elle.
– La nuit vient, lui répondis-je.
– Alors, je vais partir, fit-elle en prenant son fusil.
– Je vais vous mettre dans votre chemin : vous vous perdriez dans ces bois.
Et je sortis après elle.
Nous cheminions en silence, moi pensant à cette belle créature, non plus avec les ardentes convoitises de tout à l’heure, mais avec la résolution virile de me souvenir qu’il y avait entre nous des choses inoubliables ; elle, songeant à je ne sais quoi. Après une demi-heure de marche, ayant trouvé la grande voie mal famée d’Angoulême à Sarlat, nous la suivîmes un moment, jusqu’au droit du village du Puy, après quoi, entrant dans les taillis, nous traversâmes la forêt de l’Herm. Nous passions par des sentiers étroits, à peine frayés souvent, tout à fait perdus quelquefois. Je marchais devant la Galiote, écartant une branche d’églantier, l’avertissant de la rencontre d’une flaque d’eau ; et lorsqu’une cépée courbée par l’orage barrait le chemin, je la relevais pour la laisser passer. Au bout de trois quarts d’heure, le sentier débouchait du bois dans une lande d’où l’on voyait les vitres de la métairie où elle habitait, luire faiblement dans la nuit.
– Vous voici rendue, à cette heure.
– Merci, Jacques, me dit-elle d’une voix claire, en me regardant fixement ; merci.
Je la contemplai un instant, l’enveloppant tout entière d’un regard ardent, et je fus au moment de lui répondre : « Je voudrais vous avoir sauvé la vie ! » mais je me retins :
– Adieu, mademoiselle !
Et, tandis qu’elle s’éloignait, je rentrai dans le bois.
Pour m’en retourner, je m’en fus passer au Jarry de las Fadas, et, quand je fus en haut du tuquet, je m’assis au pied de l’arbre. La lune se levait rouge, sanglante, sur l’horizon, et montait lentement, sinistre dans le ciel noir. Je la regardai longtemps, fixement, en songeant à la Galiote, en me faisant des reproches de n’avoir pas été plus ferme. J’avais des remords d’avoir fait taire en sa présence la haine que j’avais pour elle et les siens. C’était bien malgré moi, car sa vue inattendue m’avait troublé au point de me faire tout oublier un moment. Puis, je me cherchais des excuses : que pouvais-je faire autre que ce que j’avais fait ? Devais-je la repousser hors de ma cabane, avec ce temps à ne pas mettre un chien dehors, comme on dit ? Non, ça ne se pouvait pas. Et, un peu tranquillisé par ces raisons, je me repaissais de son image que je croyais avoir encore devant mes paupières.
Certes, son dernier regard, en me quittant, n’était plus ce regard méchant, transperçant comme une épée, qu’elle m’avait jeté dans la cour du château, la nuit de l’incendie. La haine méprisante qui débordait alors de tout son être avait disparu. Je comprenais bien que ma manière d’être avec elle, ce soir, avait dû amener ce changement ; mais il me semblait, en me rappelant ses paroles, son attitude, l’expression de sa physionomie, qu’il y avait quelque chose de plus que de la reconnaissance pour un service rendu. Dans ma folie, je me disais : « Cette fille fière et rebelle à l’amour, que les mauvais exemples de ses sœurs et les galanteries des jeunes fous qui fréquentaient à l’Herm n’ont pu gâter, a-t-elle été touchée par la passion ardente qui flambait visiblement en moi, encore que je m’efforçasse de la cacher ? » Certes, en laissant de côté ma misérable situation, je pouvais n’en être pas trop étonné. À cette époque, j’étais un robuste et beau mâle, bien fait pour tourner la tête d’une de ces grandes dames dont j’avais ouï parler, qui prennent leurs amants dans une condition inférieure pour les mieux dominer. Mais, malgré la passion qui me poussait vers la Galiote, je me révoltais à la pensée de jouer ce rôle d’amant méprisé. À son orgueil de fille noble, j’opposais ma fierté d’homme, et, malgré la fougue de son impérieuse nature, je me sentais assez d’énergie pour la dompter et lui imposer la suprématie virile.
Comme j’étais dans ces pensées, agité, incertain des vrais sentiments de la Galiote, mon chien, qui était couché en rond à mes pieds, leva la tête et grogna sourdement. Je me couchai l’oreille à terre, et j’ouïs des pas d’homme venant vers moi. Aussitôt, prenant mon chien par la peau du cou, je l’entraînai derrière le gros chêne où je me cachai, mon fusil à la main, appuyé contre l’arbre. Quelque dix minutes après, trois hommes arrivaient en haut du tertre. Ils étaient habillés de vestes brunes et coiffés de grands chapeaux rabattus ; leur mouchoir noué au-dessous des yeux les masquait, et ils avaient chacun en main un gros bâton, de ceux que nous appelons en patois des billous. Je les regardai passer, tenant la gueule de mon chien avec la main, de crainte qu’il ne jappât, mais il faisait très noir et, accoutrés comme ils étaient, je ne les connus pas. Par exemple, il n’était pas malaisé de voir que c’étaient des brigands qui revenaient de faire quelque mauvais coup ou y allaient ; de ceux-là qui tueraient un mercier pour un peigne.
Je restai là une heure encore, puis je revins vers les Âges, pensant toujours à la Galiote, marchant doucement, comme celui qui n’est pas pressé de se coucher, parce qu’il sait qu’il ne dormira pas. J’étais à une portée de fusil de la maison, lorsque tout à coup, bien loin, dans la direction de la cafourche déserte de la route de Bordeaux à Brives et du grand chemin d’Angoulême à Sarlat, j’ouïs s’élever dans la nuit un grand cri d’appel : « Au secours ! » étouffé soudain comme si l’homme avait été brusquement pris à la gorge ou assommé d’un seul coup. Les cheveux m’en levèrent sur la tête : « C’est quelque malheureux qu’on assassine », me dis-je, et aussitôt je me mis à courir de ce côté. Arrivé à la cafourche, tout essoufflé, suant, je ne vis rien. Je suivis la route jusqu’à la croix de l’Orme, criant : « Hô ! hô ! » pour avertir, s’il n’était pas trop tard, puis je remontai à l’opposé vers le Jarripigier, criant toujours de temps en temps, mais je ne vis ni n’entendis rien, de manière qu’après avoir cherché, viré pendant trois quarts d’heure environ, je m’en retournai aux Âges, où je me jetai sur la fougère pour essayer de dormir. Mais ce cri terrible, angoissé, joint à ce que j’avais l’esprit troublé par la passion, m’empêcha de fermer l’œil. « Peut-être, me disais-je, est-ce quelque pauvre diable allant à une foire des environs que ces scélérats auront assommé et jeté ensuite dans le Gour. »
En ce temps-là, il y avait beaucoup de crimes impunis. Des marchands venus de loin, des porte-balle courant les foires avec leur argent dans une ceinture de cuir, disparaissaient sans qu’on y prît garde. Ce n’est que longtemps après, ne les voyant pas revenir, qu’on s’en inquiétait dans leur pays. De savoir alors au juste où, comment et à quelle époque ils avaient disparu, et surtout quels étaient les assassins, les parents au loin en étaient bien empêchés : autant chercher une aiguille dans un grenier à foin. C’était d’autant plus difficile que les brigands les faisaient disparaître pour toujours dans des endroits comme l’abîme du Gour, ou encore le trou de Pomeissac près du Bugue, où tant de personnes ont été jetées, après avoir été assassinées sur le grand chemin voisin, qu’on a été obligé de le faire boucher…
Mais laissons ces brigandages. Je restai quelque temps tout imbécile, tirassé entre une grande envie de revoir la Galiote, et ma conscience qui me le défendait. J’étais ennuyé et fatigué de ça et je me disais quelquefois qu’autant vaudrait pour moi être au fond d’un de ces abîmes d’où l’on ne remonte pas. « Ah ! me disais-je, si j’étais couché pour toujours à côté des os de ma Lina, tout serait fini ! Que puis-je attendre de l’existence, sinon la misère et le crève-cœur de mes regrets ? » Car j’avais beau être entraîné vers cette fille du diable, l’appéter comme un fou, je n’en gardais pas moins le souvenir très pur et très cher de mes premières amours, que la force de ma passion présente pouvait bien obscurcir dans des moments de folie, mais non pas effacer.
Heureusement, ces heures de découragement étaient rares ; j’en avais honte ensuite en me rappelant les leçons du curé Bonal, qui disait coutumièrement que l’homme devait porter sa peine en homme, et que la force était la moitié de la vertu.
Je ne cherchais pas à revoir celle qui m’avait comme ensorcelé, mais tout de même je la rencontrais parfois. Avec un peu de vanité, j’aurais pu croire que ces rencontres ne lui déplaisaient pas. Nous nous disions quelques paroles en passant, et des fois elle s’arrêtait pour parler plus longuement.
Je lui enseignais un lièvre gîté ou une compagnie de perdreaux, et ça lui faisait plaisir. Elle était bien revenue de ses méprisantes façons d’autrefois, et voyant qu’au demeurant je n’étais ni bête, ni tout à fait ignorant, elle commençait à soupçonner qu’un paysan pouvait être un homme. Pour être vrai, je crois que ma personne lui agréait. Comme je l’ai dit déjà, j’étais, en ce temps de ma jeunesse, grand, bien fait ; j’avais les épaules larges, les yeux noirs, le cou robuste, les cheveux touffus, et une courte barbe noire frisée ombrait mes joues brunes, car d’aller donner deux sous au perruquier de Thenon toutes les semaines pour me faire raser, je n’en avais pas le moyen.
Quand nous étions ainsi arrêtés quelques minutes, je connaissais que cette fille, farouche aux hommes jusqu’ici, commençait à penser à l’amour. Le sang de sa race parlait dans ses yeux, lorsqu’elle me dévisageait hardiment et me toisait des pieds à la tête, sans point de gêne, comme elle aurait admiré un beau cheval. Je comprenais bien ça, et j’en étais quelque peu mortifié ; mais, comme, de mon côté, c’était la belle et crâne fille qui me tenait, je ne faisais pas trop de compte de ses manières.
Dans ces moments, en la regardant, il me prenait des envies sauvages de me jeter sur elle, et de l’emporter au fond des taillis épais comme fait un loup d’une brebis. Elle le voyait bien à mes yeux qui luisaient, à ma voix qui s’étranglait, à tout mon être qui frémissait ; mais elle ne s’en émouvait pas autrement. Si la chose était arrivée, je ne sais pas trop comment ça se serait arrangé, car elle n’était pas de celles qui par faiblesse, ou par bonté de cœur, se laissent aller à celui qu’elles aiment. C’était une de ces rudes femelles qui se défendent des ongles et des dents, rétives à la maîtrise de l’homme encore qu’elles le désirent, et, jusque-là, veulent encore commander.
L’hiver se passa ainsi, dans ces tirassements entre la passion qui me tenait et ma volonté qui reprenait le dessus lorsque j’étais hors de la présence de la Galiote. Pendant la mauvaise saison, je n’avais pas d’ouvrage aux champs, mais seulement quelque peu de bois à couper, de manière qu’il me fallait, pour vivre, chasser et piéger. Autour de la forêt, dans les friches pierreuses, semées de genévriers, je tendais des trappelles pour les grives, et, dans les haies de ronces, de cornouillers et d’églantiers, des engins à prendre les merles. Dans les vignes entourées de murailles, où il y a force clapiers, je posais des setons pour les lapins. Je prenais des renards, puis des fouines et autres bêtes puantes dans les vieilles masures abandonnées, et des fois, au clair de lune, dans les cantons où il y avait des terriers de blaireaux, j’allais à l’affût, et j’attendais l’animal qui venait se dresser contre un pied de blé d’Espagne oublié au coin d’une terre, croyant y trouver l’épi. Lorsqu’il faisait trop mauvais temps, je me tenais à la maison, façonnant des pièges à taupes, des cages en bois, des manches de fouet avec des tiges de houx, des paniers, des fléaux et autres petites gazineries*. Par tous ces moyens je ne manquais pas de pain, mais au reste, je mangeais plus de frottes et d’oignons que de poulets rôtis. Quoique restant souvent plusieurs jours sans parler à âme qui vive, je ne m’ennuyais point, ayant été accoutumé de bonne heure à être seul, et de nature n’aimant guère la compagnie. Et puis dans l’imbécillité d’esprit où j’étais pour lors, ayant la tête pleine de la Galiote, j’avais de quoi m’occuper. Quelquefois je jetais les yeux sur la cosse de bois où elle s’était assise et je croyais la voir encore allongeant vers le feu ses petits pieds et ses mains roses, où transparaissait le sang. D’autres fois, je levais la tête et je regardais vers la porte qui, me semblait-il, allait s’ouvrir pour la laisser entrer. Le poignard que je lui avais enlevé était fiché dans une planche au chevet de ma couche) et quelquefois je le maniais, essayant la pointe sur un de mes doigts, et le bleu sombre de la lame d’acier me rappelait la couleur de ses yeux.
Au sortir de l’hiver, un dimanche de mars, par un beau soleil, je fus saisi d’une terrible envie de la revoir. Il y avait tantôt deux mois que je ne l’avais pas rencontrée, car l’hiver avait été dur, la neige avait tenu longtemps, et il me semblait qu’il y avait dix ans. J’étais mû par un sentiment instinctif qui me portait de son côté, tout de même que l’eau coule sur la pente, que la flamme monte en l’air, que la plante se tourne vers le soleil. Je pris mon fusil, desseignant d’aller du côté du domaine où elle demeurait, avec l’espoir qu’en rôdant autour je l’apercevrais sans être vu. Mais lorsque je fus près de La Granval, soudain la pensée du défunt curé Bonal me revint et, avec elle, comme une bouffée de révolte, les souvenirs de ma jeunesse et la mémoire des miens morts de misère et de désespoir.
Je m’arrêtai coup sec, effrayé de cet anéantissement de ma volonté : « Misérable ! me dis-je, lâche ! vas-tu oublier la haine jurée à la race maudite des Nansac !… »
Et sur le coup de la colère, changeant de chemin, je m’en fus passer au bout de l’allée de châtaigniers où nous avions enterré le pauvre curé. La terre relevée s’était tassée, enfonçant le cercueil de bois blanc, en sorte que la tombe ne marquait plus guère. L’herbe poussait égale et drue dans l’allée abandonnée, recouvrant le tout. « Encore un hiver, pensai-je, et les pluies auront nivelé entièrement le terrain, et la trace de la fosse de ce brave homme disparaîtra entièrement. Son souvenir vivra encore parmi ceux qui l’ont connu, mais, ceux-là morts à leur tour, nul plus ne s’avisera de songer à lui ; l’oubli profond couvrira de son ombre et la sépulture et le souvenir : ainsi vont les choses de ce monde. » Et des idées tristes me venant à l’esprit, je m’en fus lentement vers le Gour, et là, je restai longtemps, les yeux attachés sur cette nappe d’eau qui montait des profondeurs souterraines où dormait la pauvre Lina. Puis je fus pris par un désir grand de parler d’elle, et j’allai à Bars trouver la Bertrille.
On sortait de vêpres comme j’arrivais, et je me plantai contre l’ormeau pour l’attendre ; mais j’eus beau épier, je ne la vis point. Tout le monde étant dehors, je me promenai un instant, espérant trouver quelqu’un de connaissance pour me renseigner, car je la croyais toujours à Puypautier. Dans la méchante auberge de l’endroit, on chantait fort, et en passant j’aperçus le fameux Guilhem de la Mathive, saoul comme la bourrique à Robespierre, ainsi qu’on dit, je ne sais pourquoi. Au bout des maisons, qui ne sont pas en quantité, au moment où je passais devant une petite bicoque, la Bertrille en sortit et, me voyant, vint à moi.
– Et comment ça va ? lui dis-je.
– Hélas ! mon pauvre Jacquou, j’ai eu bien des malheurs depuis que je ne t’ai vu !
– Et quels, ma Bertrille ?
– Ma mère est tombée paralysée et ne bouge plus du lit, et puis mon pauvre Arnaud est mort là-bas en Afrique, six mois avant d’avoir son congé.
– Pauvre Bertrille, je te plains bien !
Et, là-dessus, nous nous entretînmes de nos malheurs à tous deux ; moi lui parlant de son bon ami, elle me parlant de Lina.
Et, à ce propos, elle me dit que cette vieille gueuse de Mathive était tout à fait malheureuse avec ce mauvais sujet de Guilhem qui avait pris une jeune chambrière à la maison, mangé le bien à moitié, et par-dessus le marché la rouait de coups.
– Et tant mieux ! fis-je, je ne serai content que lorsque je la verrai, le bissac sur l’échine, crever au bord de quelque chemin !… Mais ta mère – repris-je – n’y a-t-il point d’espoir qu’elle guérisse ?
– Hélas ! non : d’ailleurs tu peux bien la voir, dit-elle en rouvrant la porte.
Et j’entrai après elle.
Quelle misère ! Dans un clédier à sécher les châtaignes où l’on avait fait une cheminée grossière comme celle d’une cabane des bois, les deux pauvres femmes étaient logées. Il n’y avait en fait de meubles qu’une table contre un mur, avec un banc et, de l’autre côté, le méchant lit où gisait la paralytique. À peine pouvait-on passer entre la table et le lit, tellement c’était petit.
– Voilà Jacquou qui te vient voir, mère ! fit la Bertrille ; tu sais bien, c’est lui qui était chez le curé Bonal, à La Granval.
La malade, qui n’avait plus de vivant que les yeux, baissa les paupières pour dire :
– Oui, je sais.
Lui ayant dit, en manière de consolation, qu’il ne fallait pas désespérer, que sans doute la chaleur venant la guérirait, elle fit aller ses yeux à droite et à gauche en signifiance qu’elle n’y croyait point.
Après quelques paroles de réconfort, je sortis avec la Bertrille.
Nous nous en allions doucement le long du chemin creux, entre les haies épaisses qui garnissaient les talus. J’avais une idée, mais je n’osais pas l’avouer à la pauvre drole, et je regardais machinalement les buissons noirs où restaient quelques prunelles bleuâtres flétries par l’hiver, et le chèvrefeuille qui, s’étalant sur les ronces et les viornes, laissait pendre des jets sur le chemin. De temps en temps, je cassais une brindille sans m’arrêter, et je la mâchonnais, toujours muet ; mais enfin je me trouvai honteux de ma couardise, et, prenant courage, je dis :
– Pauvre Bertrille, excuse-moi… comment faites-vous pour vivre, toi ne pouvant aller en journée ?
– Je file tant que je peux.
– Et tu gagnes quatre à cinq sous à ce métier ; tu n’as pas pour vous entretenir le pain, surtout qu’il est cher, cette année !
Elle marchait la tête baissée et ne répondit pas.
Quelque chose me traversa le cœur, comme une aiguille.
– Et peut-être, repris-je, vous n’en avez pas, en ce moment ?
Elle ne répondit toujours point.
Alors je lui attrapai la main :
– Regarde-moi, Bertrille.
Elle leva vers moi ses yeux pleins de larmes.
– J’ai trente sous dans ma poche ; je t’en prie, prends-les… les voici…
Elle hésita une seconde, mais, quand elle vit mes yeux humides, elle prit les sous.
– Merci, mon Jacquou.
– Si les pauvres ne s’aident pas entre eux, qui les aidera ? Je n’ai personne au monde, il me semble que tu es ma sœur.
Elle mit les sous dans la poche de son devantal, et nous revînmes vers le bourg.
– Écoute, Bertrille, lui dis-je devant sa porte, ne te fais pas de peine et ne te tue pas à veiller avec ta quenouille pour avoir du pain : moi, je suis là ; dimanche je reviendrai.
– Oh ! Jacquou, je ne veux point te mettre cette charge de deux femmes sur les bras.
– Je suis fort assez pour la porter, lui répondis-je, n’aie point de honte de ça : suppose que je sois ton frère, ajoutai-je en lui tenant la main.
Elle me regarda avec un tel élancement d’âme que l’étincelle jaillie de ses yeux me donna un petit frémissement d’émotion.
– Adieu, lui dis-je, et à dimanche !
Je m’en allai tout autre que je n’étais venu, content de moi, le cœur solide, prêt à tout. Le plaisir d’avoir rendu service à ces deux pauvres femmes, la résolution que j’avais prise de les assister dans leur malheur, tout cela me transportait. Il me semblait que désormais je n’étais plus un être inutile à tous ; j’avais un but, une tâche à remplir que je m’étais donnée moi-même, et cette tâche avait quelque chose de sacré qui me relevait dans ma propre estime ; tout cela me faisait du bien.
Pendant la semaine, je travaillai avec courage, sans perdre une journée, comme ça m’arrivait quelquefois lorsque je n’avais à penser qu’à moi, puis, le dimanche venu, je m’en fus à Bars. À la pensée de ce que j’allais faire, je sentais une satisfaction intérieure qui m’était inconnue auparavant, et je marchais allégrement, impatient d’apporter quelque soulagement à la misère de ces deux malheureuses créatures.
Je les trouvai toujours dans la même situation : la mère gisant sur son grabat ; la fille, sa quenouille au flanc, filant toujours à s’user les doigts. Lorsque après être resté un instant avec elles je sortis, la Bertrille vint avec moi, et tout en marchant je lui donnai l’argent de ma semaine ; là-dessus, la pauvre drole me dit :
– Ô Jacquou ! il faut bien que ça soit toi pour que je le prenne ! d’un autre je mourrais de honte.
– Mais de moi tu peux tout prendre comme de ton frère, je te l’ai dit : accepte donc ce peu, de grand cœur, comme je te le présente !
Alors, ayant pris l’argent, elle s’attrapa à mon bras et nous fîmes une centaine de pas dans le chemin sans parler.
Puis, revenus devant la porte, nous nous regardâmes un instant, contents l’un de l’autre, et je lui dis :
– À dimanche, ma Bertrille.
– À dimanche alors, mon Jacquou.
Cela dura près de trois mois ainsi. La joie d’être, moi, chétif, comme une petite providence pour la Bertrille et sa mère, et le sentiment de la responsabilité que j’avais prise de moi-même, me faisaient homme et tout autre. Toutes les folles pensées, toutes les ardentes convoitises, toutes les âpres révoltes de la chair qui m’agitaient naguère étaient matées par la satisfaction du devoir accompli. À peine si de loin en loin une circonstance extérieure venait me rappeler la Galiote, et lorsque ça arrivait, je pensais à elle sans trouble aucun. Je me sentais heureux d’être débarrassé de cette fièvre amoureuse qu’elle me donnait, et qui empiétait sur ma volonté.
« Au moins, me disais-je, si je dois aimer, que ce soit une pauvre fille de la terre périgordine, une pauvre paysanne comme moi, et non une fille de cette race exécrée des Nansac ! »
Je rencontrais bien quelquefois la Galiote, quoique plus rarement qu’auparavant, mais je ne ressentais plus en sa présence ce bouillonnement de sang, cette rage de désirs sauvages qui m’affolaient jadis. Les filles, encore qu’elles n’aient pas eu affaire aux hommes, comme celle-ci, connaissent bien ces passions qu’elles excitent : aussi la Galiote s’étonnait de me voir maintenant tranquille et froid près d’elle. Lorsqu’un jour, voulant la chasser de ma pensée, je lui rendis son petit poignard, elle eut comme un mouvement de dépit. Peut-être était-elle piquée de ce changement, car certaines femmes des plus fières prennent, dit-on, parfois un secret plaisir à l’admiration naïve, au désir crûment exprimé d’un rustre.
À sa manière d’être, il me semblait qu’elle essayait de souffler sur ce brasier éteint, pour le raviver ; mais c’était peine perdue. Même elle présente, j’avais la vision de ces deux femmes malheureuses là-bas, auxquelles j’étais nécessaire, et je m’étais trop entièrement dévoué à la Bertrille, pour désirer encore la Galiote. Au lieu de la fougue des sens qui me transportait ci-devant, je ne vivais plus que par le cœur ; mais il n’avait pas un battement de plus en présence de cette superbe fille.
Ce n’est pas que j’aimasse la Bertrille comme j’avais aimé la Lina ; je ne la désirais pas non plus comme j’avais désiré la Galiote ; non ! En ce moment, je l’aimais seulement comme un frère, ainsi que je le lui avais dit ; je l’aimais parce qu’elle était pauvre ainsi que moi, parce qu’elle était malheureuse. Je lui étais obligé de m’avoir rappelé les leçons du curé Bonal, d’avoir réveillé en moi ce sentiment fraternel qui commande aux hommes de s’entraider dans l’infortune : près d’elle mon cœur était content, mais mes sens n’étaient pas émus.
Elle n’était point d’ailleurs comparable, comme femme, ni à l’une ni à l’autre. C’était une forte fille de la race terrienne de notre pays, mais sans point de ces beautés qui, sauf les exceptions semblables à Lina, veulent, pour se développer dans une suite de générations, l’oisiveté, l’abondance des choses de la vie et le milieu favorable. De taille moyenne, elle n’avait donc point de ces perfections de forme de la femme des temps antiques : ses hanches larges, sa poitrine robuste, ses bras forts, accusaient la fille d’un peuple sur lequel pèse le dur esclavage de la glèbe, qui depuis des siècles et des siècles, peine et ahane, vit misérablement, loge dans des tanières, et néanmoins puise dans notre sol pierreux et sain la force de suffire à sa tâche, le travail et la génération : on voyait qu’elle était faite pour le devoir, non pour le plaisir.
Sa figure n’était pas régulière, mais plaisait pourtant par un air de grande bonté, et par l’expression de ses yeux bruns qui reflétaient les sentiments de son cœur vaillant.
Telle qu’elle était, je sentais que tous les jours je m’attachais à elle davantage et je m’en réjouissais. Il me semblait bon maintenant de n’être plus seul sur la terre, d’avoir une créature que j’affectionnais et à laquelle je pouvais me confier.
Un dimanche, en arrivant, je trouvai la pauvre drole en larmes : sa mère était à l’agonie. Une vieille femme, venue par pitié, se tenait près du lit où gisait la mourante et disait son chapelet. Jamais je n’ai vu rien de plus triste. La figure n’était plus que des os recouverts d’une peau jaune, luisante, parcheminée ; la bouche entrouverte montrait sur le devant deux dents longues et noirâtres, les seules ; les yeux vitreux et éteints regardaient devant eux sans rien voir ; de maigres mèches de cheveux blancs sortaient de dessous le mouchoir de tête en cotonnade ; le nez aminci, racorni, laissait voir deux trous noirs, et sous la peau qui recouvrait cette tête desséchée, transparaissait l’image de la mort.
Je restai là jusqu’au soir, et puis je m’en fus en disant à la Bertrille que je reviendrais le lendemain.
Lorsque j’entrai le matin, sur le coup de huit heures, la vieille mère était morte, et la Bertrille, assise près du lit éclairé par une chandelle de résine, la veillait.
Elle se leva et vint à moi, les yeux rouges.
– Pauvre femme ! lui dis-je, ses souffrances sont finies !
Puis, je pris le brin de buis qui trempait dans l’assiette de terre brune où était l’eau bénite, et j’en jetai quelques gouttes sur le corps.
En ce moment la voisine qui assistait la Bertrille rentra :
– Ma drole, le curé veut huit francs, et qu’on le paie à l’avance.
– Hélas ! dit la pauvre fille, je n’avais qu’un écu de trois francs et je l’ai donné à Bonnetou pour la caisse !
– C’est un joli parpaillot, votre curé ! mais ça ne m’étonne pas – ajoutai-je, en me rappelant l’enterrement de ma pauvre mère, et sa dureté.
Et comme la Bertrille se désolait que sa mère fût enterrée sans prières, je lui dis :
– Ne te tourmente pas ; je vais tâcher de trouver l’argent.
Et, repartant aussitôt, j’allai prendre une peau de blaireau et deux peaux de renard que j’avais aux Âges, et de là je fus à Thenon les vendre à un marchand qui me les achetait d’habitude. Sur les trois heures de l’après-midi j’étais à Bars, ayant assemblé les huit francs au moyen du prix des peaux et d’une avance que m’avait faite le marchand.
La voisine alla remettre l’argent au curé, qui lui dit alors que l’enterrement serait pour les cinq heures.
À cinq heures donc, avec trois autres hommes, nous portâmes la caisse à l’église sans peiner beaucoup, car la pauvre femme n’était guère lourde, et puis l’église était tout près.
Le curé attendait en surplis, son étole autour du cou, son bonnet carré sur la tête. Il eut bientôt dépêché les prières, et, un quart d’heure après, nous allions au cimetière ; lui devant, avec le marguillier qui portait la croix et le seau d’eau bénite, et, derrière le corps, la Bertrille avec quelques femmes.
Après que tout fut parachevé, j’allai vers l’endroit où ma mère était enterrée. Que dirai-je ? Ça n’y fait rien, n’est-ce pas, que par-dessus les six pieds de terre qui recouvrent les os d’une pauvre créature il y ait des fleurs ou des herbes sauvages ; mais nous nous laissons facilement prendre par les yeux sans écouter la raison. Aussi, lorsque je vis ce coin plein de pierres des murs à moitié écrasés, envahi par les ronces, où foisonnaient les choux-d’âne, les mauves et des orties vigoureuses, je restai là un instant tout triste, regardant fixement ce lieu abandonné d’où toute trace de la sépulture de ma pauvre mère avait disparu. Et, en m’en allant, je passai près d’une tombe brisée par le temps, rongée par les pluies, le soleil et les gelées d’hiver, effritée, réduite en gravats, prête à disparaître, et je me dis combien c’était chose vaine que de chercher à perpétuer la mémoire des morts. La pierre dure plus longtemps qu’une croix de bois, mais le temps, qui détruit tout, la détruit aussi ; et puis, que fait cela à celui qui est dessous ? Ne faut-il pas enfin que le souvenir du défunt se perde dans cette mer immense et sans rives des millions de milliards d’êtres humains disparus depuis les premiers âges ? Dès lors, l’abandon à la nature qui recouvre tout de son manteau vert vaut mieux que ces tombeaux où la vanité des héritiers se cache sous le prétexte d’honorer les défunts.
Les femmes accompagnèrent la Bertrille, et moi, ensuite, j’allai lui donner le bonsoir en lui promettant de revenir le dimanche suivant. Et, en effet, je revins ce dimanche-là, et tous les autres après. Il me tardait fort que la semaine fût finie pour me rendre à Bars, et il ne me semblait pas que je pusse aller ailleurs.
L’hiver vint, puis le beau temps. L’herbe poussait dru sur la fosse de la vieille mère, cachant la croix de feuillage que, le jour de l’enterrement, sa fille avait mise dessus. Moi, je me sentais toujours plus entraîné vers la Bertrille ; j’étais heureux de la revoir, et il me faisait peine de la quitter. Des pensées d’avenir m’occupaient maintenant, et je me disais souvent que je voudrais l’avoir à femme, pour vivre nos jours l’un près de l’autre.
Un soir que nous nous promenions sur le chemin qui va vers Fonroget, je le lui dis.
– Ô Jacquou ! me répondit-elle, pourquoi assembler nos misères ?
– Pour les mieux supporter à deux, nous aimant bien.
– Si tu le veux, je le veux donc aussi.
Et en même temps, s’appuyant sur moi, elle leva la tête et me regarda.
Je connus lors dans ses yeux qu’elle pensait comme moi, et, l’entourant de mon bras, nous marchâmes longtemps en silence. Sur le souvenir de nos anciennes amours défuntes, avait germé une nouvelle affection sérieuse et honnête qui nous liait l’un à l’autre pour la vie, et, sentant cela, nous étions bien heureux.
– Étant si pauvres tous deux, nous faisons peut-être une folie, mon pauvre Jacquou ! dit-elle après un moment.
– Ne crains point : je suis fort et vaillant assez et je travaillerai pour nous deux.
– Oui, mais les petits droles !…
– Sois tranquille, lui dis-je en la serrant contre moi.
– Il faudra attendre la fin de mon deuil, reprit-elle après une pause.
– Oui, ma Bertrille, maintenant que je suis sûr de toi, j’attendrai le temps voulu.
Et, me penchant vers elle, je lui donnai le baiser de fiançailles.
Puis, l’ayant ramenée jusque chez elle, je la quittai et m’en revins tout content aux Âges.
Il fut entendu entre nous, ensuite de cela, que nous nous marierions après la Noël, et, le temps étant venu, il fallut en parler au curé de Bars. Lui se disait, sans doute : « Puisque le bon ami de cette fille a trouvé huit francs pour faire enterrer la mère, il en trouvera bien dix pour se marier ! » Et il eut le toupet de les demander à la Bertrille. Ah ! ça n’était plus le brave curé Bonal, qui regardait l’argent comme rien. Cet autre n’aimait ses brebis que pour la laine ; et il les tondait de près.
Lorsque la drole me dit ça, je pensai un peu en moi-même, et puis je lui dis :
– Tu vas voir ! puisqu’il fait ainsi, nous allons l’attraper.
Et je m’en fus trouver le curé de Fossemagne, dans la paroisse duquel était la maison des Âges, et je lui expliquai mon affaire, disant, comme c’était vrai, que nous étions bien pauvres tous deux, et que je le priais de nous marier au meilleur compte.
Lui, qui était un vieux brave homme, se mit à rire en oyant cette requête et me répondit :
– Mon drole, je vous marierai au meilleur marché possible ; ce sera gratis, pour l’amour de Dieu.
– Merci bien, monsieur le Curé, lui répondis-je en riant aussi, vous n’aurez pas affaire à des oublieux.
Comme bien on pense, notre noce ne fut pas une noce bien belle, et on ne se mit pas sur les portes pour la voir passer. Moi, je n’avais nul parent, à ma connaissance, sinon ce cousin de mon père qui demeurait vers Cendrieux, et dont je ne savais même pas le nom. La Bertrille était comme moi, à peu près, n’ayant que des parents éloignés, métayers autrefois du côté de Sainte-Orse, mais qui, depuis dix ans qu’elle les avait perdus de vue, avaient peut-être changé cinq ou six fois de métairie. Nous fûmes donc seuls chez le maire de Fossemagne et à l’église, et les premiers venus servirent de témoins.
Il y a des endroits, dans nos pays, où l’on présente le tourin, ou soupe à l’oignon, aux novis, sur la porte de l’église, lorsqu’ils sortent : mais nous autres, pauvres, sans amis, personne ne nous fit cette honnêteté.
En sortant de l’église donc, après avoir bien remercié le curé, j’empruntai le mulet et la charrette d’un homme du bourg que je connaissais pour lui avoir rendu un petit service, et je m’en fus avec ma femme chercher son peu de mobilier à Bars.
Ayant chargé le tout, ce qui ne fut pas long, nous revînmes vers les Âges à travers les mauvais chemins de la forêt.
Lorsqu’elle entra dans la masure et qu’elle vit la table de planches clouées sur des piquets, et l’espèce de grande caisse dans laquelle je couchais sur de la fougère, ma femme me regarda, les yeux pleins de compassion :
– Tu n’étais pas trop bien là, mon Jacquou !
– Bah ! lui répondis-je, je dormais tout de même.
Après avoir tout déchargé et monté le châlit, je m’en fus ramener le mulet et la charrette à l’homme de Fossemagne, tandis que ma femme mettait au feu la marmite, avec une poule qu’elle avait toute préparée.
Quand je revins, trois heures après, portant une demi-pinte de vin que j’avais prise à l’auberge, ma femme avait fini de tout arranger de son mieux. Ça n’était pas grand-chose qu’un lit et une table dans cette baraque, mais il me semblait qu’elle était changée du tout au tout. Le lit, avec des draps d’étoupe, avait remplacé ma caisse dans le coin, et au milieu, à la place des planches clouées, était la table. Le feu brillait clair dans l’âtre noir, et de la marmite s’échappait par jets une fumée qui sentait bon. Sur une touaille de toile grise, qui couvrait le bout de la table, étaient placés le chanteau et deux assiettes de terre brune.
Et ma femme allait, venait, rinçant deux gobelets verdâtres, essuyant deux cuillers, tâtant la soupe, y ajoutant du sel, taillant le pain dans la soupière, et enfin, par sa seule présence, donnant la vie à cette misérable demeure, auparavant triste et solitaire.
Alors, le cœur réjoui, je la pris comme elle passait près de moi et je l’embrassai tellement fort que je la fis rougir un brin.
Et lorsque tout fut prêt, la nuit étant venue, elle alluma le chalel et trempa la soupe. Puis, nous étant assis, elle la servit, et, avec la poule qui avait dans le ventre une farce à l’œuf, ce fut tout notre repas de noces, qui dura longtemps tout de même, car nous parlions plus que nous ne mangions, rappelant nos souvenirs.
– Qui aurait dit que nous nous marierions ensemble, ma Bertrille, lorsque nous revenions de la Saint-Rémy ?
– C’est qu’alors, répondit-elle, il y avait entre nous deux pauvres créatures qui ne sont plus !
Tandis que nous devisions en mangeant, mon chien assis nous regardait faire, balayant la terre de sa queue, et paraissant satisfait du changement qui s’était fait dans la maison.
– Tiens, mon vieux, dis-je en lui jetant des os, régale-toi bien, car ça ne sera pas tous les soirs ainsi.
Elle sourit un peu :
– La pauvreté se supporte mieux à deux, quand on s’aime bien ; c’est toi qui l’as dit, Jacquou !
– Et c’est bien la vérité, ma Bertrille ; celui-là est riche qui est content, et ce soir nous sommes riches, n’est-ce pas ? Et puis – ajoutai-je un peu pour rire – nous le serons encore plus, lorsqu’il y aura des petits droles !
– Oui, mon Jacquou, répondit-elle tout simplement.
– À la garde de Dieu ! – repris-je en lui versant deux doigts de vin. – Nous sommes l’un et l’autre forts et courageux ; j’ai la foi que nous nous tirerons bien des misères de la vie… À ta santé, ma Bertrille !
– À la tienne, mon Jacquou !
Et, ayant trinqué et bu une dernière fois, comme il faisait froid, nous allâmes vers le foyer, en continuant à deviser.
Nous restâmes là longtemps. Le chien, repu, dormait en rond dans un coin de l’âtre, et dans l’autre, assis sur la tronce, nous étions serrés l’un près de l’autre, ma femme ayant sa tête appuyée sur ma poitrine, moi l’entourant de mon bras.
Au dehors le vent d’hiver soufflait âpre et s’engouffrait parfois dans la cheminée, refoulant la fumée et faisant vaciller la flamme du chalel pendu au manteau. Je sentais contre moi le cœur de ma femme battre à coups sourds et répétés, et j’étais heureux.
Ma pensée se tournait vers le lointain de cet avenir où nous entrions tous deux, et tout en rêvant à cela, je regardais machinalement les branches se consumer lentement et se convertir en braise que l’air extérieur avivait.
Puis la braise se couvrait de cendre blanche et peu à peu le feu s’éteignait. À un moment, une forte rafale fit voler les cendres du foyer et éteignit le chalel :
– Il ne nous faut pas rester là, dis-je à ma femme en l’embrassant dans l’ombre.
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