LE BOUQUINOROUM

| JACQUOU LE CROCQUANT - 4

IV

Le matin, à mon réveil, je fus tout étonné de me trouver dans un grenier à foin ; mais bientôt la mémoire me revint. Je regardai autour de moi : la vieille était partie, mais, se doutant que j’aurais faim, elle m’avait laissé un bon morceau de pain. Mon ventre criait, comme ça devait être depuis deux jours que je n’avais rien mangé. Pourtant, quoique ce pain fût de pur froment, qu’il eût l’air bien propre, je sentais une grande répugnance à y toucher. Chez nous autres, aussi pauvres que soient les gens, ils ont horreur du pain de l’aumône. On dit communément qu’un bissac bien promené nourrit son homme, mais avec ça, le plus chétif paysan, dans la plus noire misère, s’estime encore heureux de n’en être pas réduit là, et regarde avec une compassion un peu méprisante ceux qui cherchent leur vie en mendiant.


Moi, songeant à cette bonne pensée qu’avait eue la vieille, je me sentais comme ingrat de refuser ce morceau de miche ; et puis j’étais affamé, ce qui est une terrible chose. Je pris donc le pain et je descendis du fenil. Dans la cour je ne vis personne, et la porte de la maison était fermée ; ce qu’ayant vu, je m’en allai en mangeant.


Arrivé à la tuilière, lorsque j’aperçus cette masure déserte et ce châlit sur lequel il ne restait plus que la paillasse et une méchante couette, je m’assis sur le banc et me mis à pleurer en songeant à ma mère écrasée là-bas sous six pieds de terre et en me voyant tout seul au monde. Ayant pleuré mon aise pour la dernière fois, je me décidai à partir. Mais, auparavant, ne voulant pas laisser traîner les méchantes hardes de ma chère morte, je fis tout brûler dans le foyer. Ceci fait, je passai le havresac de corde sur mon épaule, je pris le bâton d’épine de mon père, et, ayant jeté un dernier regard sur le lit où il me semblait toujours voir le pauvre corps roidi qui n’y était plus, je sortis de cette baraque, abandonnant notre misérable mobilier.


Mon idée était de me louer comme dindonnier, et je pensai tout d’abord à la Mïon de Puymaigre, non pour me rendre chez eux, car pour rien au monde je n’aurais voulu demeurer sur les terres du comte de Nansac, mais pour m’enseigner quelque place.


Une fois rendu à Puymaigre, je fus étonné d’y trouver une nouvelle métayère qui me dit que la Mïon et son homme s’en étaient allés bordiers, du côté de Tursac, et, se reprenant, elle ajouta : « ou de Cendrieux » ; elle ne savait trop. Je connus tout de suite que la pauvre femme n’était pas des plus adroites, car Tursac est sur la Vézère, en tirant vers le midi, à un endroit où la rivière fait un grand tour, comme le nom l’indique, tandis que Cendrieux est au couchant. La laissant donc, je rentrai dans la forêt, et, en cheminant, je vins à penser à Jean le charbonnier qui avait aidé mon père à se cacher. J’avais ouï dire qu’il était du côté de Vergt, où il avait pris du charbon à faire, mais, pour savoir au juste, j’allai aux Maurezies, où il avait une petite maison à lui. Lorsque j’y fus, on me dit que Jean avait fini à Vergt, et qu’il était pour l’heure dans la forêt de la Bessède, au-delà de Belvès. Voyant ça, je remerciai les gens et je m’en fus au hasard, cherchant les bonnes maisons, car ce n’est pas chez les pauvres qu’on a de grands troupeaux de dindons à garder.


À ceux que je rencontrais sur les chemins, dans les villages, je demandais où je pourrais trouver à me louer, mais les premiers auxquels je m’adressai ne me surent rien dire de bon. Lorsque c’étaient des femmes, comme elles sont curieuses, tout ainsi que des hommes qu’il y a, elles me demandaient de chez qui j’étais et, après que je leur avais dit bonnement la vérité, je connaissais que ça ne les disposait pas bien pour moi. Le fils de ce Martissou le Croquant, qui avait tué Laborie et qui était mort aux galères, ça leur faisait une mauvaise impression, quoiqu’elles sussent bien qu’il n’était pas un scélérat, et il y en avait, sans doute, qui se disaient en elles-mêmes le vieux proverbe : « De race le chien chasse ». Voyant ça, il me vint en idée de dire un autre nom ; aussi, lorsque je fus aux Foucaudies, à la question forcée : « De chez qui es-tu ? » je répondis assurément :


– De chez Garrigal, de la Jugie.


– Et où c’est-il, la Jugie ?


– Dans la paroisse de Lachapelle d’Albarel.


Comme ce n’était pas dans leur renvers, ou voisinage, les gens ne connaissaient pas cet endroit de la Jugie ; et ça aurait été difficile qu’ils le connussent, d’ailleurs, vu qu’il n’y en a pas dans la commune de Lachapelle, comme je le sus deux ou trois jours après.


On aurait cru que, de céler mon nom, ça allait me porter bonheur, car une femme me dit :


– Tu pourrais aller voir à l’Auzelie, et puis ensuite à la Taleyrandie.


Je me fis enseigner le chemin de l’Auzelie, mais arrivé que j’y fus, on me dit que tous les petits dindons avaient crevé en mettant le rouge, pour s’être trouvés sous un orage.


De là je fus à la Taleyrandie, et je me présentai à la cuisinière, une bonne grosse femme :


– Mon pauvre drole, fit-elle, tu viens trop tard ; on en a loué un.


Je la remerciai et je repartais, lorsqu’elle me dit d’attendre, et, un instant après, elle me porta un gros morceau de pain sur lequel elle avait écrasé des haricots.


Je n’étais pas encore bien maté par la Marane, ou malchance, c’est pourquoi je devins rouge, et lui dis que je ne demandais pas la charité.


– Aussi je ne te le donne pas par charité, fit-elle, mais c’est que j’ai un drole de ton âge… Allons, tu peux le prendre, va ! ajouta-t-elle en me voyant hésiter.


Je pris le morceau de pain et, ayant bien remercié la cuisinière, je m’en fus devant moi sans savoir où j’allais.


Vers le soir, je commençai à penser où je me retirerais pour la nuit. En face de moi, sur le coteau voisin, un village était campé, dont les vitres brillaient au soleil couchant avec des reflets d’incendie. Mais d’aller y demander l’abri, c’était comme pour le manger, ça me faisait crème*. J’avais pourtant couché la veille dans une grange, comme un mendiant, mais je m’étais laissé conduire par la vieille, ne sachant où j’en étais. Il faisait beau temps, et chaud, de manière que je ne me tracassai pas trop de ça, et je continuai mon chemin. La nuit m’attrapa du côté de la Pinsonnie, lorsque, avisant dans une vigne perdue une de ces cabanes rondes au toit de pierre pointu, j’y allai droit. Il y avait, dans la logette, de la brande et des fougères sèches qui marquaient qu’on y venait au guet : je m’arrangeai sur cette litière et je m’endormis.


Au matin, dès l’aube, je repartis, et, pendant de longues heures, je marchai au hasard, m’offrant dans les grosses maisons mais inutilement. Ce jour-là, je ne mangeai pas, ayant toujours honte de mendier, et, quand vint la nuit, je me couchai au pied d’un châtaignier, dans un tas de bruyère coupée. Je ne sommeillai pas tout d’abord, car je commençais à m’inquiéter de ne pas trouver à me louer, et je me demandais ce que j’allais devenir si cela continuait ainsi. Enfin, malgré cette inquiétude et les tiraillements de mon estomac, je finis par fermer les yeux.


Le soleil me réveilla, et je me remis en marche ; mais j’avais tellement faim qu’en passant dans un village appelé La Suzardie, et voyant sur sa porte une femme qui avait une bonne figure, je surmontai ma honte et je lui demandai la charité, « pour l’amour de Dieu », selon l’usage, et en baissant les yeux. La femme alla me chercher un morceau de pain, qui était aussi noir et dur que pain que j’aie vu ; malgré ça, je me mis à le manger tout de suite comme un affamé que j’étais. Alors, m’ayant questionné, comme de bon juste, mes réponses ouïes, cette femme m’enseigna le chemin du château d’Auberoche, assez près de Fanlac, où peut-être on me prendrait. Mais, arrivé à Auberoche, le maître valet me dit, sans autre explication, qu’on n’avait pas besoin de moi céans.


Je commençais à croire que quelque sorcière m’avait jeté la mauvaise vue ; mais que faire à cela ? Je repartis donc, et, grimpant le rude coteau pelé au fond duquel est le château, je m’en allai vers Fanlac.


Tout en montant le chemin roide et pierreux bordé de murailles de pierres sèches, je faisais de tristes réflexions sur mon sort. Depuis trois jours que je galopais le pays, j’avais vu des enfants de mon âge dans les maisons bourgeoises et chez les paysans, et je songeais que ceux-là étaient heureux qui avaient leurs parents autour d’eux, une demeure où se retirer, et la vie à souhait, ou tout au moins le nécessaire. Non pas qu’une basse envie me travaillât, mais, en comparant ma destinée à la leur, je sentais plus vivement mon isolement et mon dénuement de toutes choses. Tout de même, je tâchais de prendre courage en suivant ce chemin pénible, mû par l’espérance. Le soleil rayait fort et tombait d’aplomb sur ma figure hâlée ; il faisait une chaleur à faire bader les lézards, ou luserts, comme dit l’autre, et les pierres du chemin brûlaient mes pieds nus. Aussi, lorsque je fus sur la crête du haut coteau rocailleux où est pinqué le petit bourg de Fanlac, j’étais rendu, et je m’assis à l’ombre de la vieille église pour me reposer.


Il me sembla, en arrivant sur cette hauteur, d’où l’on domine le pays, que mes chagrins s’apaisaient. C’est qu’à mesure qu’on monte, l’esprit s’élève aussi ; on embrasse mieux l’ensemble des choses de ce bas monde où tant de misères sont semblables aux nôtres, et l’on se résigne. Et puis on respire mieux sur les hautes cimes et, en ce moment, avec l’air pur, l’ombre et le repos me donnaient un bien-être qui m’engourdissait. Le bourg était désert quasi, la plupart des gens étant dans les terres à couper le blé. De tous côtés les cigales folles grinçaient leur chanson étourdissante, toujours la même, et, autour du clocher, dans le ciel d’un bleu cru, les hirondelles s’entre-croisaient avec de petits cris aigus. Un écho affaibli des chansons des moissonneurs montait de la plaine et se mêlait aux voix des bestioles de l’air. Sur la petite place devant l’église, au pied d’une ancienne croix, un coq grattait dans le terreau et appelait ses poules pour leur faire part d’un vermisseau. Je contemplais tout cela, machinalement, les yeux demi-clos, bercé par ces bruits qui m’enveloppaient, et alangui par le manque de nourriture. Tandis que j’étais là, rêvant vaguement au sort qui m’attendait, l’angélus de midi sonna dans le clocher, envoyant au loin, sur la campagne brûlée par le soleil, un son clair, et faisant vibrer la muraille massive contre laquelle je m’étais adossé. Puis la cloche se tut, et le curé sortit de l’église, où il venait sans doute de remplacer son marguillier occupé à la moisson. En me voyant, il s’arrêta et me dit avec une voix forte, mais bonne pourtant :


– Que fais-tu là, petit ?


Je m’étais levé, et, pendant que je lui racontais mon histoire, en gros, il me regardait d’un air de compassion. J’étais bien fait pour ça, car, depuis que je traînais mes habillements, ils étaient en guenilles. Ma culotte trouée laissait voir ma peau, et, tout effilochée, ne me venait guère qu’au-dessus du genou, tenue tant bien que mal par une cheville de bois à mode de bouton. Ma veste était de même, déchirée partout, et ma chemise, sale, usée et toute percée. Mes pieds nus et poussiéreux étaient égratignés par les ronces, et mes jambes de même. J’étais nu-tête aussi, mais, dès cette époque, j’avais une épaisse tignasse qui me gardait du soleil et de la pluie. À mesure que le curé m’examinait, je voyais, dans ses yeux couleur de tabac, sourdre une grande pitié. C’était un homme de taille haute, fort, aux cheveux noirs grisonnants, au front carré, aux joues charbonnées par une barbe rude de deux jours. Son grand nez droit, charnu, partageait une figure maigre, et son menton avancé, avec un trou au milieu, finissait de lui donner un air dur qui m’effrayait un peu ; mais ses yeux, où se reflétait la bonté de son cœur, me rassuraient.


Quand j’eus fini de parler, le curé me dit :


– Viens avec moi.


La maison curiale était là, tout près de l’église, la porte donnant sur la petite place, pas loin d’un vieux puits à la margelle usée par les cordes à puiser l’eau. Entré que je fus derrière le curé, sa servante, qui était en train de tremper la soupe, s’écria :


– Hé ! qui m’amenez-vous là ?


– Tu le vois, un pauvre enfant mal couvert et qui n’a plus ni père ni mère.


– Mais il doit avoir des poux ?


Moi, je secouai la tête, ce qui amena sur les lèvres du curé un petit commencement de sourire, tandis qu’il répondait à sa chambrière :


– S’il en a, ma pauvre Fantille, nous les lui ôterons ; le plus pressé, c’est de le faire manger, car je crois que depuis quelque temps il ne vit pas trop bien.


Et là-dessus, allant au vaisselier, il y prit une assiette de faïence à fleurs, une cuiller d’étain, et ensuite remplit l’assiette d’une bonne soupe aux choux.


– Tiens, mange.


Tandis que je mangeais avidement, debout au bout de la table, le curé me regardait faire avec plaisir. Après que j’eus fini, il prit un pichet que la Fantille était allée remplir et me versa un bon chabrol.


– Tu en mangerais bien encore une pleine cuiller ? me dit-il, en montrant la soupe, lorsque j’eus achevé de boire.


Je n’osais dire oui, par honnêteté, mais il le connut et me remplit de nouveau mon assiette, après quoi il passa de l’autre côté, où la servante lui porta la soupière.


Un quart d’heure après, ayant déjeuné, le curé m’appela.


– Donc, tu es de la Jugie, dans la commune de Lachapelle-Aubareil ? dit-il en déroulant une carte.


– Oui, monsieur le curé.


Il chercha un moment, puis me dit d’une voix grave :


– Tu mens, mon garçon !


Je devins rouge et je baissai la tête.


– Allons, dis-moi la vérité, de chez qui es-tu ? d’où viens-tu ?


Alors, gagné par sa bonté, je lui racontai tous mes malheurs, la mort de mon père au bagne et celle de ma mère à la tuilière, il y avait quatre jours seulement. Pendant que je parlais, lui expliquant ce qui s’était passé, la haine du comte de Nansac perçait dans mes paroles, tellement qu’il me dit :


– Alors, si tu pouvais te venger, tu le ferais ?


– Oh ! oui ! répondis-je, les yeux brillants.


Une idée lui vint :


– Peut-être tu l’as déjà fait ? dit-il en me regardant fixement.


– Oui, monsieur le curé…


Et, sur le coup, pris du besoin de me confier à lui, je racontai tout ce que j’avais fait : l’étranglement des chiens et l’incendie de la forêt.


– Comment, malheureux ! c’est toi qui as mis le feu à la forêt de l’Herm ?


Après que je lui eus répété la chose, il resta un moment sans parler, les yeux sur la carte. Puis, relevant la tête, il me dit, d’une voix qui me remuait dans le creux de l’estomac :


– Souviens-toi bien de ne plus jamais mentir ! Et rappelle-toi aussi qu’il faut pardonner à ses ennemis.


Pardonner au comte de Nansac ! c’était une idée qui ne me riait pas : il me semblait que ce serait une lâcheté et une trahison envers mes parents morts ; mais je ne dis rien, et le curé se leva en m’avertissant de l’attendre.


Tandis qu’il était dans une seconde chambre à côté, où il couchait, je regardai celle où j’étais.


Elle était grande, comme dans les maisons d’autrefois où l’on ne s’enfermait pas dans des boîtes ainsi qu’aujourd’hui. Les murs nus, mal unis, étaient blanchis à la chaux ; au plafond, des solives passées en couleur grise ; sous les pieds, un plancher raboteux et mal joint. Au milieu était la table massive où mangeait le curé ; dans le fond, un cabinet ancien en noyer ; sur le grand côté, un grossier buffet du même genre sans dressoir faisait face à la cheminée en bois de cerisier, surmontée d’un crucifix de plâtre comme en vendent les colporteurs. Autour de la pièce, le long du mur, de vieilles chaises tournées, communes, étaient rangées, et, au bout, une fenêtre à profonde embrasure, sans rideaux, laissait voir les coteaux au loin et éclairait mal la chambre.


Tout cela sentait la simplicité campagnarde, l’indifférence pour le bien-être intérieur, le mépris des choses matérielles.


Cependant le curé revint avec un paquet de linge sous le bras et m’emmena.


En passant dans la cuisine, la Fantille, voyant le paquet, hocha la tête :


– Vous savez que bientôt vous n’en aurez plus pour vous changer !


– Bah ! fit le curé sans s’émouvoir, il y a encore des chènevières dans la commune, et puis des fileuses… sans compter que Séguin, le tisserand, ne demande qu’à travailler.


Et nous sortîmes, tandis que la Fantille disait :


– Oui, oui, riez, et puis quand vous n’aurez plus de chemises…


Je n’entendis pas la fin.


Au milieu d’une petite ruette passant entre des jardins, et aboutissant à des vignes encloses de murailles basses d’où sortaient des pousses de figuiers, le curé ouvrit une porte ronde, et nous nous trouvâmes dans une cour fermée par une écurie, des volaillères, un fournil et de grands murs. Au fond, une vieille maison terminée d’un côté par un pavillon à un étage avec un toit très haut.


Dans la cour, une chambrière donnait du grain à la poulaille et aux pigeons.


– Votre demoiselle y est, Toinette ? fit le curé.


– Oui bien, monsieur le Curé, elle est dans le salon à manger.


– En ce cas, je passe par le jardin.


Et, poussant une petite claire-voie, le curé longea le mur tapissé de jasmins, de rosiers grimpants, de grenadiers en fleur, et s’arrêta devant un perron de trois marches. La porte-fenêtre était ouverte, et, à l’entrée, une vieille demoiselle, en cheveux blancs, travaillait assise dans un grand fauteuil, avec une chaise pleine de linge devant elle.


Entendant le curé la saluer, elle releva ses besicles et dit :


– Ah ! c’est vous, curé ; gageons que vous m’apportez de l’ouvrage ?


– Tout juste… et de l’ouvrage pressé même !


– Vous avez encore fait quelque bonne trouvaille ?


– Eh ! oui.


Et, se retournant, il me montra à la vieille demoiselle.


– Oh ! Seigneur Jésus ! s’écria-t-elle, et d’où sort celui-ci ?


– De la Forêt Barade.


– Alors ça ne m’étonne pas qu’il soit ainsi dépenaillé… Viens çà, mon petit !


Et, lorsque, ayant monté les trois marches, je fus devant elle, elle ajouta :


– Il a bon besoin d’être nippé, c’est sûr.


– Pour commencer, dit le curé, voici de quoi lui faire deux chemises.


La vieille demoiselle déplia les deux chemises et fit :


– Hum ! elles ne sont pas trop bonnes, curé ! Enfin, nous tâcherons d’en tirer parti.


Et, ce disant, elle mesurait sur moi, avec une chemise, la longueur du corps, celle des manches, et marquait tout cela au moyen d’épingles.


– Je vais m’y mettre tout de suite, continua-t-elle ; Toinette m’aidera, et demain il en aura une… Il est gentil, cet enfant-là, vous savez, curé – ajouta-t-elle en relevant les yeux sur moi – et il a l’air éveillé comme une potée de souris.


– Ah ! les femmes ! toujours sensibles aux avantages physiques ! dit le curé en plaisantant.


– Si cela était, riposta la vieille demoiselle en riant, nous ne serions pas si bons amis.


– Bien touché ! fit le curé en riant aussi. Et où est M. le Chevalier ?


– Il est allé jusqu’à La Grandie, voir si le meunier a ramassé beaucoup de blé.


– C’est à craindre que non. Avec la sécheresse qu’il fait depuis un mois, l’étang doit être à sec… Allons, mademoiselle, au revoir et merci !


En sortant de là, nous allâmes chez le tisserand. Dans une espèce d’en-bas, comme un cellier, où l’on n’y voyait guère, l’homme était assis sur une barre, faisant aller son métier des pieds et des mains, comme une araignée filant sa toile.


– Séguin, dit le curé, il me faudrait de bon droguet solide, pour faire des culottes à ce drole et une veste.


– Ça ne sera pas de gloire… monsieur le Curé, je vais vous donner ça.


Et, ayant fait le prix, l’homme mesura avec son aune l’étoffe que le curé emporta. En chemin, il entra dans une petite maison.


– Ton homme n’y est pas, Jeannille ?


– Eh ! non, monsieur le Curé, il travaille à Valmassingeas ; mais demain il aura fini.


– Alors, qu’il vienne demain, sans faute ; ne manque pas de l’avertir ; c’est pour habiller ce drole : tu vois qu’il en a besoin.


– Oui, le pauvre !


– Maintenant, me dit le curé en nous en allant, je te ferai porter une paire de sabots de Montignac et un bonnet : ainsi tu seras équipé.


– Faites excuse ; monsieur le Curé, mais je n’ai pas besoin de sabots avant l’hiver, étant habitué à marcher nu-pieds dans les pierres et les épines, et, pour ce qui est d’un bonnet, je ne puis rien souffrir sur la tête.


– C’est vrai que tu as une bonne perruque ; mais tout ça te servira à un moment ou à l’autre.


Dès que nous fûmes rentrés, la Fantille demanda au curé où est-ce qu’il entendait me faire coucher.


– Dans la chambrette qui est derrière la tienne, où l’on met les hardes ; tu lui arrangeras le lit de sangles.


Et il alla dans le jardin lire son office.


Le soir, M. le chevalier de Galibert vint après souper, et, me voyant, dit :


– Ah ! ah ! voilà le petit sauvage de la Forêt Barade… Quels yeux noirs, et quels cheveux ! il y a là une goutte de sang sarrasin… Et que faisais-tu là-bas, garçon ?


Lorsque je lui eus conté mon histoire, sans parler pourtant de l’étranglement des chiens ni de l’incendie de la forêt, le chevalier tira une tabatière d’argent de la grande poche de son gilet, prit une bonne prise, et donna cette sentence :


Cil va disant : « Noblesse oblige »,

Qui, maufaisant, ses pairs afflige.


Puis il s’en fut trouver le curé au jardin en marmottant entre ses dents :


– Décidément, ce Nansac ne vaut pas cher.


Deux jours après, j’étais habillé de neuf, et j’avais une chemise blanche. Mon pantalon et ma veste de droguet me semblaient superbes après mes guenilles ; mais je continuai à aller tête et pieds nus.


– À ton aise, m’avait dit le curé ; pourtant, le dimanche, il te faudra mettre les bas que la Fantille te fait, et tes sabots, pour venir à la messe.


Quel changement dans mon existence ! Au lieu d’être par les chemins à chercher mon pain, sans savoir où je coucherais le soir, j’avais le vivre et le couvert, et tout mon travail consistait à aller puiser de l’eau ou fendre du bois pour la cuisine ; à aider la Fantille au ménage, et le curé au jardin ; je n’avais qu’une peur, c’est que ça ne durât pas.


Un soir, tout en arrosant, le curé me parla ainsi :


– Maintenant que te voilà apprivoisé, je vais t’enseigner à parler français d’abord, à lire et à écrire ensuite ; après, nous verrons.


Je fus bien content de ces paroles, car je compris alors que le curé s’intéressait à moi et voulait me garder. À partir de ce jour, tous les matins, après la messe, il me montrait, deux heures durant ; après quoi, il me donnait des leçons à apprendre dans la journée, et, le soir, il me faisait encore deux heures de classe avant souper. J’étais tellement heureux d’apprendre, et j’avais tant à cœur de faire plaisir au curé, que je travaillais avec une sorte de rage ; de manière qu’il me disait quelquefois, le digne homme :


– Il faut se modérer en tout ; à cette heure, va-t’en demander à mademoiselle Hermine, ou à M. le Chevalier, s’ils n’ont pas besoin de toi.


Alors je laissais là mes cahiers et mes livres, et je courais trouver la demoiselle Hermine, bien heureux lorsqu’elle me donnait quelque commission. J’allais chez les métayers chercher des œufs, ou une paire de poulets, ou à La Grandie quérir de la farine pour faire une tarte. Puis, lorsqu’on m’eut indiqué le chemin de Montignac et que la demoiselle m’envoyait acheter du fil, ou des boutons, et M. le Chevalier du tabac, ah ! que j’étais content ! On peut croire que je ne m’amusais pas en route. En partant de Fanlac, il y avait un mauvais chemin pierreux qui descendait dans le vallon par une pente très roide. Je dégringolais ce chemin en galopant et en sautant parmi les pierres comme un cabri, puis, ayant traversé les prés et le ruisseau qui va se perdre dans la Vézère à Thonac, je remontais, toujours courant, la côte du Sablou. Il me semblait qu’ainsi, en faisant grande diligence, je marquais ma reconnaissance pour la bonne demoiselle qui m’avait fait ma première chemise, sans parler d’autres depuis : elle m’eût fait passer dans le feu, certes, et j’aurais été heureux qu’elle me le commandât. Et puis elle avait si bien l’air de ce qu’elle était, bonne comme le bon pain, que rien que de regarder sa douce figure et ses cheveux blancs sous sa coiffe de dentelles à l’ancienne mode, je me sentais couler du miel dans le cœur.


M. le chevalier de Galibert était un très bon homme aussi, mais c’était un homme, et il n’avait pas toujours de ces petites idées délicates comme sa sœur. Il était bien charitable également, mais il n’aurait pas su deviner les besoins des pauvres, et n’avait pas, comme la demoiselle, ces façons aimables de faire le bien qui en doublent le prix. Avec ça, il était d’un caractère jovial, aimant à rire et à plaisanter, et il avait toujours à son service une quantité de vieux dictons ou sentences proverbiales dont il lardait son discours.


À un malheureux il disait :


Le diable n’est pas toujours à la porte d’un pauvre homme.


À celui qui se plaignait de sa femme :


Des femmes et des chevaux,

Il n’en est point sans défauts.


À un qui avait perdu son procès :


On est sage au retour des plaids.


À un homme trompé dans un marché, il faisait :


À la boucherie, toutes vaches sont bœufs :

À la tannerie, tous bœufs sont vaches.


À ceux qui se plaignaient de la pluie, il prêchait la patience :


Il faut faire comme à Paris, laisser pleuvoir.


Si c’était de la sécheresse, il disait :


En hiver partout il pleut :

En été, c’est où Dieu veut.


Lorsque les gens trouvaient que les affaires de la commune allaient mal, il les consolait de la sorte :


L’âne du commun est toujours le plus mal bâté.


Et ainsi de suite ; il n’était jamais à court.


Il les faisait bon voir tous les deux, le frère et la sœur, aller à la messe, le dimanche, habillés à la mode de l’ancien temps. Lui, en habit à la française de drap bleu de roi, avec un grand gilet broché, une culotte de bouracan, des bas chinés l’été, de hautes guêtres de drap l’hiver, de bons souliers à boucle d’acier, et un tricorne noir bordé sur ses cheveux gris attachés en queue, représentait bien le gentilhomme campagnard d’avant la Révolution. Elle, avec sa coiffe à barbes de dentelles, son fichu de linon noué à la ceinture, par derrière, sa jupe de pékin rayé qui laissait voir la cheville mince et le petit soulier, son tablier de soie gorge-de-pigeon et ses mitaines tricotées, mince de taille, de démarche légère, semblait une jeune demoiselle d’autrefois, n’eût été ses cheveux blancs.


À la sortie, elle prenait le bras de son frère, tenant de l’autre main son livre d’heures, et, sur la petite place, tout le monde venait les saluer et les complimenter, tant on les aimait. Et elle voyait là tout son monde, s’informait de ses pauvres, des malades, emmenait les gens chez elle, distribuait des nippes aux uns, une bouteille de vin vieux, de la cassonade, du miel, aux autres. Ce jour-là, elle donnait les affaires auxquelles elle avait travaillé dans la semaine : bourrasses, ou langes, et brassières pour les petits nourrissons, cotillons et chemises pour les pauvres femmes. Elle et le curé connaissaient tout le pays sur le bout du doigt, et ils se renseignaient l’un l’autre sur les gens. Ce que l’un était mieux à même de faire, il le faisait ; et ces deux cœurs d’or, ces charitables amis des malheureux, ne s’arrêtaient pas aux bornes de la paroisse, ils ne craignaient pas d’empiéter chez les autres, heureusement, car aux environs, ni même à beaucoup de lieues à la ronde, on ne trouvait guère de curés et de nobles comme ceux-ci.


Moi, dans le commencement, j’étais tout étonné de voir ça. Avant celui de Fanlac, je n’avais connu en fait de curés que dom Enjalbert, le chapelain de l’Herm, qui nonobstant son gros ventre avait l’air d’un fin renard, d’un attrape-minon, et puis le curé de Bars, mauvais avare bourru, qui avait du cœur comme une pierre. De nobles, je n’avais vu que le comte de Nansac, orgueilleux et méchant, qui était la cause de tous mes malheurs. Aussi dans ma tête d’enfant il s’était formé cette idée que les curés et les nobles étaient tous des mauvais. À mon âge, cette manière de raisonner était excusable, d’autant plus que je n’étais jamais sorti de nos bois ; et il y a pas mal de gens, plus âgés et plus instruits que je ne l’étais, qui raisonnent de cette façon. Mais en voyant combien je m’étais trompé, j’avais une grande bonne volonté de me rendre utile à ceux qui me traitaient si bien, et je m’ingéniais à leur marquer ma reconnaissance. La demoiselle Hermine aimait beaucoup les donjaux ; aussi, à la saison, je me levais avant le jour pour passer le premier dans les bois où l’on en trouvait. Et comme j’étais content de lui en apporter un beau panier qui lui faisait pousser des exclamations :


– Oh ! les belles oronges !


La jument blanche du chevalier n’avait jamais été étrillée, brossée, soignée, comme depuis que j’étais là : car, auparavant, Cariol, le domestique, prenait surtout soin de ses bœufs et la soignait un peu à coups de fourche, ainsi qu’on dit. Maintenant elle était bien en point et luisante, de manière que le chevalier lui-même, un jour que je la lui amenais pour monter, avec sa selle de velours rouge frappé, et les boucles de la bride à la française brillantes comme l’or, me dit jovialement :


– C’est bien, mon garçon…


Qui aime Bertrand aime son chien.


Pour le curé, lui, c’était un homme comme il n’y en a guère ; il n’était sensible à rien de ce que tant de gens estiment. L’argent, il en avait toujours assez, pourvu qu’il pût faire la charité ; du boire et du manger, il s’en moquait, disant que des haricots ou des poulets rôtis, c’est tout un. Et, à ce propos, il faisait quelquefois la guerre au chevalier qui était un peu porté sur sa bouche et, pour citer quelque chose de délicat, usait de ce dicton :


Aile de perdrix, cuisse de bécasse, toute la grive.


Mais c’était pour rire qu’il le piquait ainsi, sachant fort bien que plus d’une fois il avait envoyé les meilleurs morceaux à des voisins malades. Quoique enfant encore ignorant, comme celui qui ne fait que commencer à apprendre, je m’étais vite aperçu que rien n’était plus agréable au curé que de faire le bien, et de voir en profiter ceux à qui il le faisait. C’est ce qui me donnait tant de cœur à étudier, en voyant de quelle affection il me montrait.


– Aussitôt que tu sauras bien lire, m’avait-il dit, tu apprendras les répons de la messe, et tu me la serviras, car ce pauvre Francès se fait vieux.


Quand la bonne volonté y est, on apprend vite. Aussi le curé me dit un jour :


– À Pâques, tu seras en état de servir la messe.


Je le remerciai simplement, car il n’était pas façonnier et n’aimait pas les compliments, quoique bon comme il n’est pas possible de le dire.


Lorsque vint le jour de Pâques, je savais mes répons sur le bout du doigt. Une chose cependant m’ennuyait, c’était de ne pas comprendre les paroles latines ; je l’avouai au curé qui ne le trouva pas mauvais, car lui-même prêchait toujours en patois pour être compris. Il m’expliqua donc ce que voulait dire ce latin, et je fus content, parce que je trouvais sot de dire des mots sans savoir ce que je disais. J’étais crâne, ce jour-là, bien habillé d’étoffe burelle, et aux pieds une paire de souliers que la demoiselle Hermine avait commandés à Montignac. Moi qui n’en avais jamais eu, je m’en carrais, et je trouvais ces souliers tellement beaux qu’en marchant je ne pouvais m’empêcher de baisser la tête pour les regarder. Le chevalier m’avait acheté une casquette pour mes étrennes, de manière que j’étais tout flambant, ce jour-là, car la casquette était encore neuve, ayant l’habitude d’aller tête nue au soleil, à la pluie et au froid.


À partir de ce moment, je servis de marguillier au curé, et le vieux Francès n’eut plus besoin que de sonner l’angélus et se promener avec sa bourrique pour ramasser le blé et l’huile qu’on lui donnait pour ses peines, comme c’était la coutume. J’étais content plus qu’on ne peut le dire d’être utile au curé. Lorsqu’il fallait porter le bon Dieu à quelque malade, je m’en allais devant avec un falot, sonnant la clochette, et derrière le curé suivaient la demoiselle Hermine et quelque deux ou trois vieilles femmes du bourg, disant leur chapelet. Tandis que nous passions dans les chemins pierreux, les gens qui étaient à travailler par les terres faisaient planter leurs bœufs s’ils labouraient, ôtaient leur bonnet, se mettaient à genoux et disaient un Notre-Père pour le malade. Et des fois, au loin, au milieu des brandes, une bergère, oyant le son clair de la clochette, faisait taire son chien qui jappait, et, se mettant à genoux, priait aussi.


Pour ce qui est des enterrements, le curé allait toujours faire la levée du corps à la maison du défunt, aussi loin qu’il fallût aller, quelque misérables que fussent les gens. Et, soit que ce fût un enterrement, un mariage ou un baptême, quand on lui demandait ce qui lui était dû, il répondait :


– Rien, rien, braves gens, allez-vous-en tranquilles.


Et les gens s’en allant, l’ayant bien remercié, il disait parfois à demi-voix :


– Ce que vous avez reçu gratuitement, donnez-le gratuite­ment.


Lorsque c’étaient des propriétaires riches, comme ceux de La Coudonnie, de Valmassingeas, de La Rolphie, ils insistaient :


– Monsieur le Curé, au moins pour votre église, pour vos pauvres, laissez-nous faire quelque chose !


– Puisque vous le voulez, disait-il alors, il ferait besoin d’une nappe d’autel.


Ou bien :


– Faites porter un sac de blé chez la veuve de Blasillou.


Et les autres faisaient :


– À la bonne heure, monsieur le Curé ; n’ayez crainte, nous ne l’oublierons pas.


Il est vrai qu’aux étrennes, les gens, reconnaissants, portaient bien des affaires à la maison curiale : c’était une paire de chapons, ou de poulets, ou des œufs, ou un panier de pommes, ou un lièvre, ou une bouteille de vin pinaud, ou un quarton de marrons, ou quelque chose comme ça. Il y eut même, une fois, une pauvre vieille qui lui apporta trois ou quatre douzaines de nèfles dans les poches de son devantal, et, comme elle s’excusait de ce qu’elle n’en avait pas davantage et puis qu’elles n’étaient pas trop mûres, le curé lui dit de bonne grâce :


– Merci, merci bien, mère Babeau ; celui qui donne une pomme n’ayant que ça, donne plus que celui qui offre un coq d’Inde de son troupeau.


Et comme son cœur était réjoui, ce jour-là, de voir combien tout ce peuple l’aimait, il ajouta en souriant ce dicton du chevalier :


Avec le temps et la paille, les nèfles mûrissent.


Mais ces affaires qu’on lui portait ne restaient pas toutes chez lui ; il en redonnait la moitié à ses pauvres, et, si la Fantille ne s’était pas fâchée et n’avait pas serré les cadeaux, il aurait, ma foi, tout donné. Ainsi, lorsqu’on lui offrait une bonne bouteille d’eau-de-vie, bien sûr qu’elle était pour le vieux La Ramée : ça n’était pas son nom, mais on ne l’appelait pas autrement.


Ce La Ramée, donc, était un ancien grenadier de Poléon, comme disait la bonne femme Minette, de Saint-Pierre-de-Chignac ; il s’était promené en Égypte, en Italie, en Allemagne et en dernier lieu en Russie, où il s’était quelque peu gelé les orteils, de manière qu’il ne marchait pas bien aisément. Après le retour du roi, on lui avait fendu l’oreille, comme il disait, et il s’en était revenu au village, où il aurait crevé de faim sans sa belle-sœur, pauvre veuve qui l’avait recueilli. Et encore, si le chevalier et le curé ne lui avaient pas aidé, elle n’en serait jamais venue à bout, n’ayant pour tout bien qu’une maisonnette et une terre de trois quartonnées. Mais La Ramée se serait plutôt passé de pain que d’eau-de-vie et de tabac, vu la grande habitude qu’il en avait : aussi le curé lui en donnait de temps en temps. Et alors le vieux troupier reconnaissant, lorsqu’il s’en allait par là dans quelque coderc, ou pàtis communal, garder les oisons de sa belle-sœur, avec une houssine, et qu’il rencontrait le curé, il se plantait droit, les talons sur la même ligne, portait militairement la main à son bonnet de police qu’il n’avait pas quitté, puis, d’un geste montrant les oisons, il faisait piteusement :


– Et dire qu’on a été à Austerlitz !


Le jour où l’on portait comme ça des cadeaux, il y avait table ouverte chez le curé pour recevoir les gens, et nul ne s’en retournait sans avoir bu et mangé : aussi une charge de vin y passait, tout près ; heureusement, il n’était pas cher en ce temps-là.


Quand j’eus mes douze ans, le curé me fit faire ma première communion. Moi, voyant que tous les droles de mon âge la faisaient, je m’efforçais de les surmonter en apprenant le catéchisme de façon à contenter le curé en ça, comme en tout. Au reste, pour toutes ces choses de la religion, il n’était pas tracassier et exigeant, comme il y en a. Il avait tôt fait de me confesser ; d’ailleurs, vivant chez lui, toujours sous ses yeux, lui disant tout ce que je faisais, le consultant lorsque j’étais embarrassé, il me connaissait aussi bien que, moi-même, je me connaissais.


La veille de la première communion, pour toute confession, il me demanda si j’avais encore de la haine dans le cœur contre le comte de Nansac, et, après que je lui eus répondu par un « oui » timide, il me dit de si belles choses sur l’oubli des injures et me fit tant d’exhortations de pardonner à l’exemple de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que je l’assurai que je m’efforcerais de tout oublier, et de chasser la haine de mon cœur. J’étais bien dans les dispositions de le faire à ce moment-là, mais ça ne dura pas.


À ce propos, je conviens bien que c’est une grande et belle chose que de pardonner à ses ennemis et de ne pas chercher à se venger ; seulement, il faudrait que le pardon fût réciproque entre deux ennemis, parce que, si l’un pardonne et l’autre non, la partie n’est plus égale. Comme disait le chevalier :


Lorsqu’on se fait brebis, le loup vous croque.


Malgré la misère de mes premières années, j’étais, lors de ma première communion, grand et fort, de manière que je paraissais avoir quinze ans. D’un autre côté, depuis trois ans que j’étais chez le curé, j’avais appris tout ce qu’il m’avait montré, mieux et plus vite que ne font tous les enfants d’habitude. Je savais passablement le français ; un français plein d’expressions du terroir, de vieux mots, d’anciennes tournures, comme le parlait le curé, puis l’histoire de France, un peu de géographie et les quatre règles. Mais où j’étais bien plus fort qu’un drole de mon âge, c’était pour raisonner des choses et connaître ce qui était bien ou mal, vrai ou faux. Cela venait de ce que, en toute occasion, le curé m’enseignait, et me formait le jugement, soit en travaillant au jardin, soit en allant porter quelque chose à un malade, soit dans les moments de loisir que les gens vulgaires emploient à baguenauder ou à faire pire. Il savait, à propos d’une chose très simple, très ordinaire, me donner des leçons de bon sens et de morale, me montrer où étaient les véritables biens, dans la sagesse, la modération, la vertu.


Moi, je me conformais bien tant que je pouvais à ses préceptes, et j’y avais goût ; mais il y avait au fond de mon être une chose que je ne pouvais pas vaincre, c’était ma haine pour le comte de Nansac. Comme je viens de le dire, lors de ma première communion, j’avais bien tâché de le faire, de bonne foi, mais, huit jours après, je n’en avais même plus la volonté. Lorsque le passé douloureux de ma première enfance me revenait à la mémoire, je me disais que je serais un fils ingrat et dénaturé si j’oubliais toutes les misères que cet homme nous avait faites, tous les malheurs qui nous étaient venus par lui. Et, quand je songeais à mon père mort aux galères, à ma mère agonisant dans toutes les angoisses du désespoir, ma haine se ravivait ardente, comme un feu de bûcherons sur lequel se lève le vent d’est.


On comprend que, dans ces dispositions, tout ce que j’apprenais au désavantage des Nansac me faisait grand plaisir. Un jour, j’eus de quoi me contenter. Étant au jardin à biner des pommes de terre, tandis que le curé et le chevalier se promenaient dans la grande allée du milieu, j’entendis raconter à ce dernier que l’aînée des demoiselles de Nansac était partie avec un freluquet, on ne savait où. Cela me fit prêter l’oreille, et j’ouïs tout ce que disait le chevalier :


– Moi, mon pauvre curé, je ne suis pas comme vous, ça ne m’étonne pas :


Elle a de qui tenir,

Le sang ne peut mentir.


– Que voulez-vous dire ?


– Mon cher curé, j’avais une tante qui était un vrai registre de tout ce qui touchait à la noblesse du Périgord, et, d’elle, j’ai appris beaucoup de choses. Je vois maintenant quantité de gens qui se sont faufilés parmi la noblesse et qui eussent été mis honteuse­ment à la porte s’ils s’étaient présentés pour voter avec nous en 1789 : quidams prenant le nom de terres nobles achetées à vil prix ; roturiers émigrés pour des causes qui les auraient menés tout droit à la guillotine – car la République a eu cela de bon qu’elle n’était pas tendre pour les fripons – bourgeois emparti­culés, un moment disparus dans la tempête révolutionnaire, et se prétendant maintenant nobles comme Créqui ; tous ces gens-là ne m’en font pas accroire. Je leur dirais volontiers avec un des leurs qui avait du bon sens :


Quelques nobles, ou soi-disants,

S’ils entendent bien les mystères,

Trouveront qu’ils sont des paysans,

Parmi les écrits des notaires.


Le curé, qui trouvait que le chevalier tirait les choses d’un peu loin, dit à ce moment :


– Pardon… mais je ne vois pas bien le rapport…


– Vous allez le voir, mon ami. Le cas des Nansac n’est pas tel : ils sont nobles, mais à la façon de ceux de Pontchartrain, qui vendaient les lettres de noblesse deux mille écus. Le père du vieux marquis d’aujourd’hui était tout bonnement un porteur d’eau, natif de Saint-Flour, qui avait commencé sa fortune dans la rue Quincampoix, et l’avait grossie en tripotant dans les fournitures militaires et dans un tas d’affaires véreuses. Ce maltôtier, nommé Crozat, se faisait appeler : « de Nansac », à cause d’une métairie qu’il possédait dans son pays. Il acheta la terre de l’Herm, et fut anobli, grâce à ses écus. Son fils, le marquis actuel, avait épousé une femme sans principes, qui se rendit célèbre par ses frasques, en un temps où il était difficile de se distinguer en ce genre. L’étendue de ses relations amoureuses l’avait fait surnommer :La Cour et la Ville. Parmi ses nombreux amants, elle en eut d’utiles. Le vieux débauché La Vrillière, ministre tout-puissant de Louis XV, se pliait à tous ses caprices. Ce fut lui qui fit conférer au fils du porteur d’eau le titre de marquis dont il est affublé… Vous comprenez maintenant, curé, que les filles du comte ont de qui tenir, ayant eu une telle grand-mère.


– Voilà de vilaines histoires, dit le curé ; je ne connaissais pas cette origine. Mais avouez, chevalier, que si le trône et la noblesse ont été fortement secoués pendant la Révolution, c’était un peu bien mérité.


– Je l’avoue, et j’y joins une notable partie du clergé, que vous oubliez : moines vicieux, abbés de ruelles, curés concubinaires et tous ces prêtres incrédules qui n’osaient plus annoncer en chaire Jésus-Christ crucifié et ne parlaient que du « législateur des chrétiens ».


– Oh ! fit le curé, je vous les passe volontiers… De tout ceci, ajouta-t-il, on pourrait conclure que la Révolution n’a pas été inutile, car assurément le clergé de notre temps vaut mieux que l’ancien.


– Oui, dit le chevalier, et la noblesse aussi. La correction a peut-être été un peu rude, mais c’est Dieu qui tenait la verge, et il est le seul bon juge de ce que nous avions mérité tous.


Moi, j’écoutais cette conversation sans en perdre un mot. Ça n’était pas bien, j’en conviens, mais la tentation était trop forte. Je fus tout content de savoir que les Nansac n’étaient pas des nobles de la bonne espèce ; et, de vrai, lorsque je les comparais au chevalier et à sa sœur, qui étaient la fine fleur des braves gens, bons comme du pain de chanoine, honnêtes comme il n’est pas possible, je ne pouvais pas m’empêcher de croire qu’il y avait deux races de nobles, les uns bons, les autres méchants. C’était une idée d’enfant ; depuis, j’ai vu que là c’était mélangé, comme partout.


Quelque temps après cet entretien, le curé me dit :


– Jacquou, maintenant il te faut songer à prendre un état. Voyons, que préfères-tu ? Veux-tu être tisserand ? sabotier ? maréchal ? veux-tu te mettre en apprentissage avec Virelou le tailleur ? as-tu quelque idée pour un métier quelconque ?


– Monsieur le Curé, je ferai ce que vous me conseillerez.


– Cela étant, mon ami, je te conseille de te faire cultivateur. C’est le premier de tous les états, c’est le plus sain, le plus intelligent, le plus libre. C’est, vois-tu, le travail des champs qui a libéré de la servitude le peuple de France, et c’est par lui qu’un jour la terre sera toute aux paysans… Mais n’allons pas si loin. Comme je me doutais de ta réponse, voici comment j’ai arrangé les choses avec M. le Chevalier. Tu travailleras le jour à la réserve avec Cariol : c’est un bon ouvrier terrien qui te montrera à labourer, sarcler, biner, faucher, moissonner, façonner les vignes, et le reste. Tu vivras avec lui et la Toinette chez M. le Chevalier, mais tu coucheras ici, parce que, le soir, je pourrai encore te donner quelques leçons et t’enseigner des choses qui te seront utiles plus tard. Nos bonnes gens de par là, qui ont vu leurs anciens ne sachant ni A ni B, et qui sont eux-mêmes aussi ignorants, disent qu’il n’est pas besoin d’en savoir tant pour cultiver la terre ; mais ils se trompent. Un paysan un peu instruit en vaut deux, sans compter que celui qui ne connaît pas l’histoire de son pays, ni sa géographie, n’est pas Français, pour ainsi parler : il est Fanlacois, s’il est de Fanlac, et voilà tout. De même, celui qui ne sait ni lire ni écrire, c’est comme s’il avait un sens de moins… Lorsque tu seras grand, que tu sauras bien ton état de laboureur, tu trouveras aisément à te louer ; et, plus tard, ayant mis de côté tes gages, tu chercheras une honnête fille économe et tu te marieras, et vous serez chez vous autres ; ce qui est une belle et bonne chose, et bien à considérer : ainsi voilà qui est entendu.


Je remerciai bien le curé, comme on pense, et, dès le lendemain, j’allai travailler avec Cariol.

 

 

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