LE BOUQUINOROUM

| JACQUOU LE CROCQUANT - 3

III

Le lendemain, à l’heure dite, nous étions devant le bâtiment de l’ancien Présidial, qu’on appelait encore de ce nom et qui était sur la place du Coderc, juste en face des prisons, à l’endroit où est aujourd’hui le numéro 8. De la porte d’entrée, on passait sous une voûte qui aboutissait à une petite cour noire et entourée de grands murs. Tandis que nous attendions dans cette cour, parlant avec des gens de chez nous cités comme témoins, voici que des pas lourds, éperonnés, sonnent sous la voûte, et mon père arrive, les mains enchaînées, escorté de trois gendarmes. Ma mère poussa un cri terrible, et ils eurent beau faire, les gendarmes, elle se jeta sur son homme, le prit à plein corps et l’embrassa fort en criant et en se lamentant, pendant que moi, je le tenais par une jambe en pleurant.


– Allons, allons, disaient les gendarmes, c’est assez, c’est assez, vous le verrez après.


– Donne-moi le drole, dit mon père.


Alors ma mère, me prenant à deux mains, me haussa jusqu’à son col, que je serrai de toute ma force dans mes petits bras.


– Mon pauvre Jacquou ! mon pauvre Jacquou ! faisait mon père en m’embrassant.


Enfin, il fallut nous séparer, moitié de gré, moitié de force, tirés en arrière par les gendarmes, qui emmenèrent leur prisonnier.


Après avoir attendu longtemps, lorsqu’un huissier appela ma mère, nous entrâmes dans une haute salle longue, voûtée à nervures, et faiblement éclairée par deux fenêtres en ogive donnant sur une cour. Dans le fond, sur une estrade fermée par une barrière de bois, il y avait trois juges assis devant une grande table couverte d’un tapis vert et encombrée de papiers. Celui du milieu avait une robe rouge, qui donnait des idées sinistres ; les deux autres étaient enrobés de noir, et tous trois portaient lunettes. De chaque côté de l’estrade étaient assis, devant des tables plus petites, le procureur et le greffier. Au mur, dans le fond, au-dessus des juges, un grand tableau représentant Jésus-Christ en croix, tout ruisselant de sang.


Puis les jurés, les avocats, les gendarmes, l’accusé, le public : c’était à peu près la même disposition qu’aujourd’hui ; seulement, maintenant, juges, jurés, avocats, tout ce monde porte la barbe ou la moustache, tandis qu’alors tous étaient bien rasés, moins les gendarmes.


Pendant que ma mère déposait, un monsieur répétait en français ce qu’elle avait dit en patois. Moi, je n’y faisais pas grande attention, occupé que j’étais à regarder mon père qui me regardait aussi ; mais, à un moment, dans l’affection qu’elle y mettait, ma mère haussa fort la voix, et, me retournant, je vis que tout le monde considérait cette grande femme bien faite sous ses méchants vêtements, qui avait une belle figure, des cheveux noirs et deux yeux qui brillaient tandis qu’elle parlait pour son homme.


Lorsqu’elle eut fini, le procureur du roi se leva et fit son réquisitoire avec de grands gestes et des éclats de voix qui résonnaient sous la voûte. Je ne comprenais pas tout ce qu’il disait ; pourtant il me semblait qu’il tâchait de faire entendre aux douze messieurs du jury que de longtemps mon père avait l’idée d’assassiner Laborie. Ce qui le prouvait, à son dire, c’était le propos tenu à Mascret quelque temps auparavant qu’il ferait un malheur si on tuait sa chienne, et cela étant, il méritait la mort.


On doit penser en quel état nous étions, ma mère et moi, en entendant ce procureur parler de mort. Pour mon père, il n’avait pas l’air de l’écouter, et son regard fiché sur nous semblait dire : « Que deviendront ma femme et mon pauvre drole si je suis condamné ?… »


Le procureur ayant terminé, notre avocat se leva et plaida pour mon père. Il fit voir, par tous les témoignages entendus, quel gueux c’était que Laborie ; il représenta toutes les misères qu’il nous avait faites, appuya surtout sur les propositions malhonnêtes dont il poursuivait sans cesse ma mère, et enfin montra clairement que c’était par un coup de colère que mon père avait tué ce mauvais homme, et non par dessein pourpensé. Bref, il dit tout ce qu’il était possible pour le tirer de là, mais il ne réussit qu’à sauver sa tête : mon père fut condamné à vingt ans de galères.


Lorsque le président prononça l’arrêt, un murmure sourd courut dans le public, et nous autres, ma mère et moi, nous nous mîmes à gémir et à nous lamenter en tendant les bras vers le pauvre homme que les gendarmes emmenaient. Et parmi tout ce monde qui s’écoulait, j’ouïs le comte de Nansac dire à Mascret :


– Nous en voilà débarrassés ! il crèvera au bagne.


Le surlendemain, l’avocat, ayant eu une permission, nous mena voir mon père. Quels tristes moments nous passâmes dans cette geôle ! Je coule là-dessus, car, après tant d’années, ça me fait mal encore d’y penser.


En sortant, la mort dans l’âme, ma mère demanda à l’avocat s’il n’y avait aucun moyen de faire quelque peu gracier mon père ou de faire casser la sentence.


– Non, pauvre femme, dit-il : en se conduisant bien là-bas, il pourrait avoir quelque diminution de peine ; mais, ayant contre lui le comte de Nansac, il n’y faut pas trop compter. Pour ce qui est de faire casser l’arrêt, je ne vois pas de motifs, et d’ailleurs, y en eût-il, je ne conseillerais pas à votre homme de se pourvoir, parce qu’il pourrait y perdre : il ne s’en est fallu de rien qu’il fût condamné à perpétuité. Restez encore ici – ajouta-t-il en nous quittant – je tâcherai de vous le faire voir une autre fois.


Après la condamnation de mon père, ma mère, ayant perdu toute espérance, ne mangeait ni ne dormait. Une petite fièvre sourde lui faisait briller les yeux et rougir les joues, et cette fièvre fut en augmentant de manière que le troisième jour elle resta au lit, tandis que, moi, je regardais à travers les vitres les tuilées noircies des maisons d’en face, où quelquefois passait lentement un chat qui bientôt disparaissait dans une chatonnière. Pourtant, le lendemain, ma mère se leva, et nous allâmes par les rues, nous promenant lentement, elle me tenant par la main, et revenant toujours vers la prison, comme si de regarder les murailles derrière lesquelles mon père était enfermé, ça nous faisait du bien.


En d’autres temps, j’aurais été envieux de voir la ville, mais pour lors, la peine m’ôtait toute idée de m’intéresser à tant de choses si nouvelles pour moi. Les gens, dans les rues, sur le pas des portes ou des boutiques, nous dévisageaient curieusement, connaissant bien à notre air et à notre accoutrement que nous étions sortis de quelque partie des plus sauvages du Périgord : de la Double, ou des landes du Nontronnais, ou de la Forêt Barade, comme il était vrai.


Dans l’après-dîner du cinquième jour, nous remontions la rue Taillefer, allant vers Saint-Front, regardant machinalement les boutiques des pharmaciens, des liquoristes, des épiciers, des bouchers, des chapeliers, des marchands de parapluies, dont elle était pleine en ce temps, lorsqu’en arrivant sur la place de la Clautre nous vîmes un gros rassemblement.


Au milieu de la place, à l’endroit où l’on montait la guillotine, il y avait un petit échafaud de quatre ou cinq pieds de haut, du milieu duquel sortait un fort poteau qui supportait un petit banc. Sur ce petit banc un homme était assis, les mains enchaînées, attaché au poteau par un carcan de fer qui lui serrait le cou ; et cet homme, c’était mon père ! Debout sur l’échafaud le bourreau attendait, et, autour, quatre gendarmes, le sabre nu, montaient la garde et maintenaient la foule à distance. Ma mère, voyant son Martissou en cette triste posture, fit un gémissement douloureux et se mit à pleurer dans son tablier, tandis que moi, saisi de terreur, je m’attachai à son cotillon en pleurant aussi sans bruit. Devant nous, un individu lisait à haute voix l’écriteau attaché au-dessus de la tête du malheureux exposé au carcan :


« Martin Ferral, dit le Croquant, de Combenègre, commune de Rouffignac, condamné à vingt ans de travaux forcés pour meurtre. »


Nous restâmes là un gros moment, cachés derrière les curieux et pleurant en silence. Par instant, lorsque les gens se remuaient, j’entrevoyais le bourreau qui avait l’air de s’ennuyer d’être là, et regardait l’heure à une grosse montre d’argent qu’il tirait du gousset de sa culotte par une courte chaîne garnie d’affiquets. En le rencontrant dans la rue sans le connaître, on n’aurait jamais dit que ce fût celui qui guillotinait, tant il avait une bonne figure. Et puis, il était bien habillé, et, selon le dicton, « brave comme un bourreau qui fait ses Pâques », avec sa grande lévite bleu de roi, tombant sur des bottes à revers, sa haute cravate de mousseline et son petit chapeau tuyau de poêle. Enfin, tant nous attendîmes qu’au clocher de Saint-Front sonnèrent les quatre heures. Alors le bourreau tira une clef de sa poche, ouvrit le cadenas du carcan de fer qui tenait mon père par le cou, et, le prenant par le bras, le mena jusqu’au bas de l’escalier de l’échafaud, et le remit aux gendarmes qui l’emmenèrent. Nous autres suivions à petite distance, le regardant s’en aller la tête haute, l’air assuré, entre les quatre gendarmes. Quoique, sur le pas des portes et des boutiques, les gens le dévisageassent curieusement, je suis bien sûr qu’il ne cillait pas tant seulement les yeux. Nous, c’était différent, nous avions la contenance triste, la figure désolée, les yeux mouillés que nous essuyions d’un revers de main, et ceux qui nous voyaient passer disaient entre eux :


– Ça doit être sa femme et son drole.


Cette nuit-là, je dormis mal. La tête pleine de mauvais rêves, je me réveillais des fois en sursaut et je me serrais contre ma mère, qui, elle, la pauvre femme, ne dormait pas du tout, et, pour me tranquilliser, me prenait et m’embrassait longuement. Lorsque vint le jour, elle se leva, et, me laissant sommeiller, alla s’asseoir près de la fenêtre, regardant sans rien voir, perdue dans son chagrin. Ainsi je la vis sur la chaise, lorsqu’à sept heures j’ouvris les yeux, les bras allongés, les mains jointes, la tête penchée, le regard fiché sur le plancher. De la rue montaient les cris des marchands de tortillons et de châtaignes, ce qui acheva de m’éveiller. Ma mère m’ayant habillé, nous sortîmes, pensant revoir mon père ce jour-là, comme son avocat nous l’avait fait espérer : aussi, nous allâmes droit à la prison où il nous avait dit de l’attendre. En chemin, ma mère acheta pour deux liards de châtaignes sèches qui n’étaient guère bonnes, car la saison était passée, et nous fûmes nous asseoir contre cette terrible porte ferrée. Cependant que nous étions là, moi prenant les châtaignes, une à une, dans la poche du tablier de ma mère, elle songeant tristement, voici qu’une grande voiture à caisse noire, longue, en forme de fourgon couvert et percée seulement sur les côtés de petits fenestrous grands comme la main et grillés de fer, s’arrêta devant la prison. Un homme en descendit, en uniforme gris, avec un briquet pendu à une buffleterie blanche, et s’en fut frapper à la porte de la prison qui s’ouvrit et se referma sur lui.


Aussitôt arrivèrent des enfants, des curieux, des gens de loisir, qui s’attroupèrent autour de la voiture, disant entre eux :


– Voilà la galérienne qui va emmener ceux qui ont été condamnés dernièrement.


Nous nous étions levés transis, ma mère et moi, oyant ça, lorsque la porte se rouvrit, et l’homme au briquet en sortit, précédant un gendarme après lequel venaient trois hommes enchaînés, dont le dernier était mon père ; un autre gendarme les suivait. L’homme gris ouvrit derrière la voiture une petite porte pleine, solidement ferrée, et fit monter les condamnés. En voyant ainsi partir mon père, sans nous être fait les adieux, nous autres jetions les hauts cris en pleurant ; mais lui, quoique poussé par les gendarmes, se retourna et cria à ma mère :


– Du courage, femme ! pense au drole !


Là-dessus, un gendarme monta derrière lui, la porte fut refermée à clef, l’autre gendarme se mit devant avec l’homme en gris, et le postillon enleva ses trois chevaux qui partirent au grand trot.


Pendant un moment, nous restâmes là, tout étourdis, comme innocents, nous lamentant, sans faire attention aux badauds qui s’étaient assemblés autour de nous. Pourtant, j’ouïs un homme en tablier de cuir qui disait :


– Moi, je l’ai vu juger, celui-là, et sur ma foi il vaut cent fois mieux que celui qu’il a tué… Quant à ceux-là qui l’ont poussé à bout, ils sont plus coupables que lui ! Ah ! il y a quelque vingtaine d’années, on les aurait mis à la raison !


Étant allés chez l’avocat, il fut bien étonné d’apprendre que mon père était parti, car on lui avait assuré que la galérienne ne devait passer que le lendemain. Mais, soit qu’on l’eût trompé à l’exprès, ou bien qu’elle eût avancé d’un jour, c’était fini, il fallait se faire une raison, comme il nous dit. Après qu’il nous eût réconfortés de bonnes paroles, et un peu consolés en nous promettant de nous donner des nouvelles de mon père, ma mère le remercia bien fort de tout ce qu’il avait fait pour sauver son pauvre homme, et aussi de toutes ses bontés pour nous. Et comme elle ajoutait que, n’ayant rien, elle était totalement incapable de le récompenser de ses peines, il lui répondit :


– Je ne prends rien aux pauvres gens ; ainsi ne vous tracassez pas pour cela.


Là-dessus, ma mère lui demanda son nom, l’assurant que, l’un et l’autre, nous lui serions reconnaissants jusqu’à la mort.


– Mon nom est Vidal-Fongrave, dit-il ; je suis content de n’avoir pas obligé des ingrats ; mais il ne faut rien exagérer : je n’ai fait que mon devoir d’homme et d’avocat.


Ayant quitté M. Fongrave, ma mère se décida à partir tout de suite, vu que nous n’avions plus de motif de rester à Périgueux, et qu’il était encore de bonne heure. Auparavant nous fûmes à l’auberge, où elle demanda à la bourgeoise ce que nous devions, en tremblant de n’avoir pas assez d’argent ; mais l’autre lui répondit :


– Vous ne me devez rien du tout, brave femme ; M. Fongrave a tout payé à l’avance ; et même, tenez, il m’a chargée de vous remettre ça.


Et elle lui tendit un écu de cent sous plié dans du papier.


– Mon Dieu ! fit ma mère les larmes aux yeux, il y a encore de braves gens dans le monde !… Dites à M. Fongrave, je vous prie en grâce, que je ne l’ai pas assez remercié tout à l’heure, mais que tous les jours de ma vie, en me rappelant le malheur de mon pauvre homme, je penserai à sa bonté !


– Ah ! dit la femme, c’est un bien brave jeune monsieur ! Et, sans vouloir faire du tort aux autres avocats, je crois qu’il n’y en a guère comme lui !


Au sortir de l’auberge, ayant gagné la place du Greffe, nous redescendîmes vers le faubourg des Barris, et un instant après, nous étions dans la campagne, sur la grande route.


Ma mère, me tenant par la main pour m’aider, marchait le petit pas. Par moment, elle soupirait fort, comme si elle eût reçu un mauvais coup, en songeant à la rude vie de galère qu’allait mener mon père là-bas : où ? nous ne savions. Pourtant, si elle était triste à la mort, elle était moins angoissée qu’en venant, car la terrible image de la guillotine avait disparu de son imagination ; mais il lui restait l’épouvantable pensée de son pauvre Martissou séparé d’elle à tout jamais, et crevant au bagne, comme avait dit le comte de Nansac, de chagrin et de misère, sous le bâton des argousins.


À Saint-Laurent-du-Manoir, proche un bouchon, une grosse charrette de roulage, attelée de quatre forts chevaux, était arrêtée. Nous avions dépassé l’endroit de deux ou trois cents pas, quand derrière nous se fit entendre le bruit des grelots que les chevaux avaient à leur collier. Celui qui les conduisait était un grand gaillard avec une blouse roulière, la pipe à la bouche, qui faisait claquer son fouet à tour de bras, tandis que, sur la bâche, un petit chien loulou blanc courait d’un bout à l’autre de la carriole en jappant. Aussitôt que l’équipage nous eut rejoints, l’homme nous accosta sans façon et demanda à ma mère où nous allions ; sur sa réponse, il lui dit :


– Moi, je vais souper à Thenon, ce soir ; je vais vous faire porter ; vous avez l’air bien las, pauvres !


Et sans attendre le consentement de ma mère, il arrêta ses chevaux et me logea dans une grande panière suspendue sous la charrette, où il y avait de la paille et sa limousine. Je me couchai là, et bientôt, bercé par le mouvement, je m’endormis.


Lorsque je me réveillai, le soleil baissait, allongeant sur la route les ombres de l’équipage, et celle du roulier qui marchait à la hauteur de la croupe de son limonier. En cherchant ma mère des yeux, je vis ses lourds sabots se balançant sous le porte-faignant* où elle était assise. Nous approchions lors de Fossemagne, et, ma mère voulant descendre, le roulier lui dit que de s’engager dans les bois avec la nuit qui allait venir, ça n’était pas bien à propos ; qu’il nous valait mieux venir jusqu’à Thenon où il nous ferait souper et coucher. Mais ma mère le remercia bien, et lui répondit qu’ayant une bonne heure et demie de jour encore, nous avions le temps d’arriver chez nous.


– Comme vous voudrez, brave femme, dit-il alors en arrêtant ses chevaux.


Ma mère l’ayant derechef remercié de son obligeance qui nous avait rendu bien service, il dit que ça n’était rien, nous donna le bonsoir, fit claquer son fouet, cria :


– Hue !…


Et les chevaux repartirent, démarrant avec effort leur lourde charge.


Nous refîmes à rebours le chemin que nous avions fait quelques jours auparavant pour aller à Périgueux ; bien reposés, grâce à ce brave garçon de roulier, nous marchions d’un bon pas, mesuré tout de même sur mes petites jambes. Sur son épaule, ma mère portait, percée avec son bâton, une tourte de cinq livres qu’elle avait achetée à Périgueux avant de partir. Au Lac-Gendre, les métayers qui nous avaient vus à l’aller nous demandèrent comment ça s’était passé, et, sur la réponse de ma mère, la femme s’écria :


– Sainte bonne Vierge ! c’est-il possible !


Puis elle nous convia à entrer, disant que nous mangerions la soupe avec eux ; mais, pour dire le vrai, je crois que ça n’était pas une invitation bien franche, car elle n’insista guère, lorsque ma mère s’excusa, disant que nous n’avions que juste le temps d’arriver avant la nuit. Ayant échangé nos : « À Dieu sois », les quittant, nous entrâmes en pleine forêt.


Le soleil éclairait encore un peu la cime des grands arbres, mais l’ombre se faisait sous les taillis épais, et au loin, dans les fonds, une petite brume flottait légère. La fraîcheur du soir commençait à tomber ; de tous côtés advolaient vers la forêt les pies venant de picorer aux champs, et, dans les baliveaux où elles se venaient enjucher, elles jacassaient le diable avant de s’endormir, comme c’est leur coutume.


Lorsque nous fûmes dans ce petit vallon qui vient du Grand-Bonnet, passe sous La Granval et descend vers Saint-Geyrac, le soleil tomba tout à fait derrière l’horizon des bois, et le crépuscule s’étendit sur la forêt, assombrissant les coteaux boisés, et, autour de nous, les coupes de châtaigniers. En même temps l’angélus du soir tinta assez loin devant nous, au clocher de Bars, et bientôt, sur main droite, plus faiblement, à celui de Rouffignac. Ma mère alors me reprit par la main et pressa le pas ; malgré ça, il était nuit close lorsque nous fûmes à la tuilière.


La porte était toujours fermée au moyen du bout de corde qui y avait été mis en partant ; lorsqu’il fut défait, nous entrâmes. Rien ne semblait dérangé dans la cahute, mais, revenant de Périgueux où nous avions vu de belles maisons et de jolies boutiques, elle nous parut plus misérable qu’auparavant ; joint à ça, que l’idée de mon père nous aurait fait trouver triste la plus belle demeure. Je dis que rien n’était dérangé dans la maison ; pourtant, lorsque ma mère eut allumé une chandelle de résine au moyen de la pierre à fusil et d’une allumette soufrée, elle vit sur la terre battue la trace de gros souliers ferrés : qui pouvait être venu ? pour quoi faire ? des voleurs ? et quoi voler ? Enfin, ne sachant comment expliquer ça, ma mère mit la barre à la porte, après quoi, ayant mangé un morceau de pain, nous fûmes nous coucher.


Dès le jour ensuivant, malgré tout son chagrin, la pauvre femme s’inquiéta de trouver des journées. De retourner chez Géral, il n’y fallait point songer, à cause de la servante qui « coupait le farci » chez lui, comme on dit de celles qui font les maîtresses ; moi, je le regrettais fort à cause de Lina. Dans ce pays par là, il y avait plus de métayers et de petits biens que de bons propriétaires employant des journaliers. À l’autre bout de la forêt, vers Saint-Geyrac, c’était la terre de l’Herm, dont il ne pouvait être question. Du côté de Rouffignac, en deçà, il y avait Tourtel qui appartenait à M. de Baronnat, qui, à ce que j’ai ouï dire depuis, était un ancien juge du parlement de Grenoble ; au-delà, il y avait le château du Cheylard, où elle aurait encore pu trouver quelques journées maintenant que le travail sortait ; mais ces endroits étaient trop loin de la tuilière. À force de chercher, ma mère trouva à s’employer chez un homme de Marancé dont l’aîné était parti s’enrôler, car, en ce moment, on ne tirait plus au sort depuis la chute de Napoléon. Cet homme donc, ayant besoin de quelqu’un pour l’aider, car sa femme ne pouvait guère, ayant toujours un nourrisson au col et cinq ou six autres droles autour de ses cotillons, prit ma mère à raison de six sous par jour et nourrie. Mais lorsqu’elle voulut parler de m’amener, comme chez Géral, il lui dit roidement qu’il y avait bien assez de droles chez lui pour le faire enrager, qu’il y en avait même trop, et qu’ainsi il n’en voulait pas davantage.


Ma mère se désolant de ça, je lui dis de ne pas se faire de mauvais sang en raison de moi ; que je resterais très bien seul à la tuilière, sans avoir peur. Malgré ça, elle n’en était pas plus contente ; mais ainsi qu’on dit communément : « Besoin fait vieille trotter » ; les pauvres gens ne font pas souvent à leur fantaisie, et il lui fallut se résigner.


Tous les matins donc, à la pique du jour, elle s’en allait à Marancé, qui était à environ trois quarts d’heure de chemin ; moi, je restais seul. Le premier jour, je ne bougeai guère de la maison et des environs, mais je m’ennuyai vite d’être ainsi casanier, et je me risquai dans la forêt. Des loups, je n’en avais pas peur, sachant bien qu’en cette saison où ils trouvent à manger des chiens, des moutons, des oies, de la poulaille, ils ne sont pas à craindre pour les gens, et dorment dans le fort sur leur liteau lorsqu’ils sont repus, ou sinon, vont rôder au loin autour des troupeaux. D’ailleurs, j’avais dans ma poche le couteau de mon père attaché au bout d’une ficelle, et, avec un bâton accourci à ma taille, ça me donnait de la hardiesse. Pour les voleurs, on disait bien qu’il s’en cachait dans la forêt, mais je n’y pensais point : c’est un souci dont les pauvres sont exempts ; malheureusement, il leur en reste assez d’autres.


Dans les temps anciens, à ce qu’il paraît, la forêt était beaucoup plus vaste et considérable que maintenant, car elle s’étendait sur les paroisses de Fossemagne, de Milhac, de Saint-Geyrac, de Cendrieux, de Ladouze, de Mortemart, de Rouffignac, de Bars, et venait jusqu’aux portes de Thenon. Encore à cette époque où j’étais petit drole, quoique moins grande qu’autrefois, elle était cependant bien plus étendue qu’aujourd’hui, car on a beaucoup défriché depuis. Elle se divisait, ainsi qu’aujourd’hui, en plusieurs cantons, ayant un nom particulier : forêt de l’Herm, forêt du Lac-Gendre, forêt de La Granval ; mais, lorsqu’on parlait de tous ces bois qui se tenaient, on disait, comme on dit encore : « la Forêt Barade », qui vaut autrement à dire comme « la Forêt Fermée », parce qu’elle dépendait des seigneurs de Thenon, de la Mothe, de l’Herm, qui défendaient d’y mener les troupeaux.


Les bois n’étaient pas en trop bon état partout, au temps où nous étions à la tuilière : on y avait mis le feu autrefois à quelques places, et puis l’ancien noble à qui presque toutes ces forêts appartenaient à la Révolution, s’étant ruiné, disait-on, avait fait couper les futaies, avancé des coupes et, finalement, avait vendu la plus grande partie de ses bois pour un morceau de pain. Malgré ça, on y trouvait encore, quelques années après, des taillis épais et de beaux arbres dans les endroits difficiles à exploiter. Il y avait aussi, dans les endroits écartés, dans les fonceaux perdus, des fourrés drus, d’ajoncs, de genêts, de brandes, de bruyères, entremêlés de ronces et de fougères qui semblaient de petits arbres. C’est dans ces fourrés impénétrables que les sangliers, appelés en patois porcs-singlars, avaient leur bauge, d’où ils sortaient la nuit pour aller fouir les champs de raves ou de pommes de terre autour des villages. On ne les voyait guère de jour, sinon lorsqu’ils étaient chassés par la meute du comte ; ou bien c’était une laie traversant une clairière, au loin, suivie de ses petits trottinant après elle.


Deux chemins coupaient la forêt : le grand chemin royal de Bordeaux à Brives ou, autrement, de Limoges à Bergerac, qui passait à l’Herm, à la Croix-de-Ruchard où s’embranchait un chemin venant de Rouffignac, et ensuite allait, toujours en plein bois, jusqu’au Jarripigier, pour de là gagner Thenon. L’autre était le grand chemin de traverse d’Angoulême à Sarlat qui, venant de Milhac-d’Auberoche, passait près du Lac-Nègre, au Lac-Gendre, et, à un quart de lieue de Las Motras, allait croiser le chemin de Bordeaux à Brives et se dirigeait vers Auriac, en passant sur la gauche de Bars.


Ces chemins n’étaient pas tenus comme les routes d’aujourd’hui. C’étaient, du moins les deux premiers, de grandes voies larges de quarante et quarante-huit pieds, comme ça se voit encore à des tronçons qui restent, lorsque les riverains n’ont pas empiété. Elles montaient tout bonnement dans les montées, descendaient dans les descentes, sans remblais ni déblais, gazonnées par places, ravinées par d’autres, et s’en allaient directement où elles devaient aller, sans chercher de détours, tristes et grandioses entre les immenses bois noirs qui les bordaient. Quelquefois, en voyant, l’espace d’une demi-lieue, ces routes s’allonger tout droit, jusqu’en haut d’une côte, sans un voyageur, sans un passant, pierreuses, arides ou verdissantes, défoncées, envahies çà et là par les herbes sauvages ou des bruyères rases, il semblait que sur cette voie déserte, ruinée, allaient apparaître, escortés par des cavaliers de la maréchaussée prévôtale, les mulets du fisc portant les écus de la taille et de la gabelle dans les coffres du Roy. Ailleurs, dans une combe sauvage, traversée par la route, c’était un fond d’aspect sinistre, humide l’été, dont l’hiver faisait une fondrière, loin de toute habitation, en plein bois, entouré de halliers épais : lorsque tombait la nuit, on se prenait à regarder autour de soi, comme si des voleurs de grand chemin étaient prêts à sortir des taillis sombres. Outre ces grands chemins, il y avait des pistes tracées par les charrettes qui enlevaient les brasses de bois, pistes qui s’effaçaient après l’exploitation des coupes, et des petits sentiers de braconniers qui s’enfonçaient dans les fourrés, serpentaient sous les taillis, suivaient les combes, contournaient les coteaux, ou s’entrecroisaient à leur cime où était un poste pour le lièvre.


On ne rencontrait guère jamais personne dans les bois. Quelquefois, le soir, on apercevait un paysan en bonnet de coton bleu, du foin dans ses sabots l’hiver, pieds nus l’été, cachant la batterie de son fusil sous sa veste déchirée, qui s’enfonçait dans les taillis, et allait au clair de lune se poster à l’orée d’une clairière, pour guetter le lièvre sortant de son fort et allant au gagnage ; ou bien, sur une cafourche hantée par les loups, attendre, caché derrière une touffe de genêts, la bête à l’oreille pointue qui, au milieu de la nuit, vient hurler sinistrement en levant le museau vers la lune. Dans la journée, de loin en loin, on trouvait sur ces petits chemins un garde-bois, sa plaque au bras, venant donner de la bruyère à couper, ou du bois à faire ; et, plus rarement encore, une file de cinq à six mulets portant du charbon pour la forge des Eyzies.


Ainsi que tous les enfants de par chez nous, je grimpais comme un écureuil. Des fois, lorsque je trouvais un grand arbre sur la cime d’une haute butte, je montais jusqu’au faîte, et je regardais l’immensité des bois qui s’étendaient à perte de vue sur les plateaux, les croupes et les creux ravinés. Çà et là, dans une éclaircie, une maison isolée sur la lisière de la forêt, un clocher pointu au-dessus des masses sombres des bois, ou la fumée d’une charbonnière, flottant lourdement comme une brume épaisse dans les combes et les fonds. De tous côtés, presque, les puys, les coteaux et les vallons s’enchevêtraient et s’étageaient pour gagner les plateaux du haut Périgord, tandis qu’au midi, dans le lointain, au-delà de la Vézère, les grandes collines du Périgord noir fermaient l’horizon bleuâtre. Autour de moi, nul bruit : quelquefois seulement, le battement d’ailes d’un oiseau effarouché, ou le passage, dans le fourré, d’un renard cheminant la queue traînante. Au loin, c’était le jappement clair d’un chien labri* sur la voie du lièvre, ou la corne d’appel de quelque chasseur huchant ses briquets, ou bien encore une vache bramant lamentablement après son veau, livré au boucher de Thenon.


Puis, quand venait le midi, l’angélus tintait à tous les clochers d’alentour, Fossemagne, Thenon, Bars, Rouffignac, Saint-Geyrac, Milhac-d’Auberoche, et la musique de toutes ces cloches aux sonorités variées s’épandait sur la forêt silencieuse. Je restais là, enjuché sur mon arbre, rêvant à ces choses vagues qui passent dans les têtes d’enfants, aspirant les senteurs agrestes qui montaient de la forêt, vaste herbier de plantes sauvages chauffé par le soleil, écoutant le coucou chanter au fond des bois, et, plus au loin, un autre lui répondre, comme un écho affaibli. D’autres fois, c’était un geai miauleur, qui s’était appris à imiter les chats, autour des maisons, à la saison des cerises, et qui s’envolait bientôt en m’apercevant.


J’aimais cette solitude et ce quasi-silence, qui amortissaient, sans que j’y fisse attention, les cruels ressouvenirs de mon pauvre père, et, tous les jours, pendant que ma mère travaillait à Marancé, je courais dans les bois, mangeant une mique ou un morceau de pain apporté dans ma poche, me gorgeant de fruits sauvages, buvant dans les creux où l’eau s’assemblait, car il n’y a guère de sources dans la forêt, et me couchant sur l’herbe lorsque j’étais las. Pas bien loin de Las Motras, il y a, dans un creux, un petit lac appelé le Gour ; on dit qu’on n’a jamais pu en sonder le fond, mais peut-être, on n’a jamais bien essayé. En ce temps-là, le Gour était environné d’épais fourrés, et l’eau dormait là tranquille et claire, ombragée par de grands arbres qu’elle réfléchissait : frênes, fayards ou hêtres, érables et chênes robustes. Il y avait même, penché sur le petit lac, un tremble argenté, venu là par hasard, dont les feuilles frémissaient avec un bruit léger comme celui d’une aile d’insecte. J’allais quelquefois me coucher là ; sous les hautes fougères, et quand le soleil commençait à baisser, alors qu’aux environs un mâle de tourterelle roucoulait amoureuse­ment, j’épiais les oiseaux, altérés par la chaleur du jour, qui venaient y boire. Il y en avait de toute espèce : geais, loriots, merles, grives, pinsons, linots, mésanges, fauvettes, rouges-gorges ; ils arrivaient voletant, se posaient sur une branche, tournaient la tête de droite, de gauche, et, lorsqu’ils voyaient qu’il n’y avait pas de danger, ils s’abattaient au bord du Gour, et buvaient à gorgées en levant le bec en l’air pour faire couler l’eau. Des fois, les uns se baignaient en faisant aller leurs ailes, comme des enfants qui battent l’eau à la baignade et, après, se secouaient pour se sécher et s’éplumissaient.


Il me semblait, à moi, sur qui pesait toujours, quoique moins lourdement, le malheur de mon père, il me semblait, je dis, que ces petites bêtes, libres dans les bois, étaient heureuses, n’ayant souci de rien, se levant avec le soleil, se couchant avec lui, et, le jabot bien garni, dormant tranquilles la tête sous leur aile. Pourtant, je me venais à penser aussi que l’hiver elles n’étaient pas trop à leur affaire, lorsqu’il gelait fort et que la neige était épaisse : il y en avait alors qui devaient jeûner. Les merles, les grives, les geais, trouvent toujours quelques grains de genièvre, quelques prunelles de buisson, des baies de viorne ou de sureau, ou encore quelques alises restées à la cime de l’arbre. Mais les autres pauvres petits oisillons ne trouvent plus de graines, ni de bestioles à picorer, et, si la neige tient, si le froid est dur, affaiblis par le jeûne, une nuit où il gèle à pierre fendre, ils tombent morts de la branche, et restent là, le bec ouvert, les plumes hérissées, les pattes roides. D’autres fois, c’est un chat sauvage qui, dans l’obscurité, monte à l’arbre et les emporte, ou encore un chasseur à l’allumade, qui vient avec sa lanterne, tandis que tout dort, et d’un coup de palette assomme les imprudents qui s’enjuchent trop bas : ah ! il y a de la misère pour tous les êtres sur la terre.


Le dimanche, ma mère restait à la tuilière, bien contente d’être avec moi, et elle s’occupait de rapetasser nos pauvres hardes, qui en avaient grand besoin, surtout les miennes, car on pense bien qu’avec cette vie dans les bois, à traverser les ronciers, à grimper aux arbres, mes culottes et ma chemise en voyaient de rudes. Ce jour-là, elle faisait de la soupe avec quelque chose qu’on lui avait donné, ou avec des haricots que nous appelons mongettes, et il nous semblait bon de manger comme ça ensemble, étant toute la semaine chacun de notre côté. La nécessité enseigne de bonne heure les enfants du pauvre ; lors donc que j’étais seul, s’il restait un peu de bouillon, je le faisais chauffer quelquefois, et je me trempais de la soupe dans une petite soupière ; mais, ordinairement, j’aimais mieux aller courir.


Avec ça, je mangeais des frottes d’ail, ménageant le sel, comme de juste, car il était cher, ou bien des pommes de terre à l’étouffée, des miques, et puis des fruits venus sur des arbres sauvages, semés par les oiseaux dans les bois : cerises, sorbes ou pommes, ou encore de mauvais percès ou alberges, trouvés dans quelque vigne perdue à la lisière de la forêt. Des fois, ma mère me portait dans la poche de son tablier un morceau de millassou dont elle s’était privée, la pauvre femme, mais il lui fallait se cacher pour ça, parce que l’homme de Marancé, qui regrettait le pain qu’on mangeait, se serait fâché s’il s’en était donné garde. Malgré tout, je profitais comme un arbre planté en bon terrain, et je devenais fort, car, quoique n’ayant que huit ans, j’en paraissais bien dix. Ma connaissance aussi s’était bien faite ; je parlais avec ma mère de choses que les enfants ignorent d’ordinaire, et je comprenais des affaires au-dessus de mon âge : je crois que la misère et le malheur m’avaient ouvert l’entendement.


Il y en a qui diront :


– Alors vous viviez comme des higounaous, des huguenots ! vous n’alliez pas à la messe le dimanche, ni à vêpres ?


Eh ! non, nous n’y allions pas. Ma mère, la pauvre, croyait bien au paradis et à l’enfer ; elle savait bien qu’elle se damnait en faisant ainsi ; d’ailleurs, elle ne pouvait l’ignorer, car le curé, l’ayant rencontrée un soir qu’elle revenait, harassée de sa journée, le lui avait reproché, disant que de ne pas aller à la messe, de ne point se confesser, ni faire ses Pâques, c’était vivre comme la chenaille*. Non, elle n’allait pas à l’église et ne m’y menait point, faute de n’avoir le temps, disait-elle, mais il y avait autre chose. S’il faut dire la vérité, elle s’était brouillée avec le bon Dieu : elle lui en voulait, et surtout à la Sainte Vierge, de ce que mon père avait été condamné. Elle convenait bien qu’il devait être puni, mais non pas de mort, parce que les vrais coupables, ceux qui l’avaient poussé à faire ce coup, c’était le comte, qui avait donné l’ordre injuste et méchant de tuer notre chienne, et puis cette canaille de Laborie, qui la poursuivait de ses propositions malhonnêtes. Je dis : puni de mort, car, en ce temps-là, ce n’était pas comme à présent, où les forçats sont mieux soignés et plus heureux là-bas, dans les îles, que les pauvres gens de par chez nous. Ceux qui tenaient dix ans à cette vie des galères avaient la carcasse solide ; mais la plupart mouraient avant, surtout ceux qu’on envoyait à Rochefort, dans les marais de la Charente. Et justement, c’était là qu’on avait mis mon père, sur la demande du comte de Nansac, comme M. Fongrave nous le fit savoir. Dans le commencement, comme on nous avait dit que Rochefort était plus près de la tuilière que Brest ou Toulon, nous nous en contentions, comme si d’être séparés de cinquante, ou de cent, ou de deux cents lieues, ça n’était pas la même chose pour nous. Mais, depuis, j’ai su par un marinier de Saint-Léon que c’était là qu’on envoyait ceux dont on voulait se défaire.


Et pour mon pauvre père, ça ne fut pas long. Tout le jour à travailler dans les boues de la rivière, nourri de mauvaises fèves, enchaîné la nuit sur le lit de planches, il attrapa les terribles fièvres du bagne. Et puis, la perte de sa liberté et le chagrin le minaient plus que la maladie : aussi, au bout de quelques mois, le pauvre misérable mourut désespéré.


L’avant-veille de la Toussaint, le maire fit appeler ma mère, et lui dit brutalement devant le curé, qui était avec lui sur la place de l’église :


– Ton homme est mort là-bas, il y eut hier quinze jours ; tu peux lui faire dire des messes.


– Les pauvres gens n’en ont pas besoin, repartit ma mère : ils font leur enfer en ce monde.


Et elle s’en alla. Il était nuit noire lorsqu’elle arriva à la tuilière, où je l’attendais au coin du feu en faisant cuire des châtaignes sous la cendre pour mon souper. Sans me rien dire, elle défit son mouchoir de tête, et, se recoiffant, elle cacha en dessous la pointe du mouchoir qui était ramenée en avant.


Il faut dire qu’autrefois il y avait des manières différentes de se coiffer en mouchoir : les filles laissaient pendre un long bout par derrière, sur le cou, comme pour pêcher un mari ; les femmes glorieuses d’avoir un homme ramenaient fièrement ce bout en avant sur l’oreille, tandis que les pauvres veuves le cachaient sous leur coiffure, désolées de leur viduité. D’après cette explication, on comprend que ce bout de mouchoir, arrangé d’une certaine façon, était l’emblème du mariage désiré par les filles, possédé par les femmes et regretté par les veuves : cela tout naïvement, et sans penser à mal.


En ce temps-là, je ne connaissais pas la signifiance de cette pointe de mouchoir, et je regardais faire ma mère, tout étonné. Lorsqu’elle eut fini, elle prit une gibe, sorte de forte serpe au bout d’un long manche, et, me tenant par la main, elle m’emmena à travers la forêt.


Elle marchait d’un pas rapide, m’obligeant ainsi à courir presque, muette, farouche, serrant ma main dans la sienne d’une pression égale et forte. Elle ne connaissait pas aussi bien la forêt que l’homme de la Mïon ; et puis, d’ailleurs, son idée qui la poussait en avant l’empêchait de se bien diriger dans la nuit, de manière que, voulant aller à l’Herm, elle gauchit sur la droite beaucoup, vers le Lac-Nègre ; ce que voyant et qu’elle avait failli son chemin, ma mère tourna droit vers le midi. Nous allions toujours sans mot dire, moi pressentant quelque chose de grave dans ce long silence, et ému par avance à la pensée de quelque terrible révélation. Dans les bois, les feuilles secouées par un vent humide tombaient au pied des arbres, ou quelquefois, enlevées par une rafale, tourbillonnaient dans la nuit, passant sur nos têtes comme une innumérable troupe de sansonnets emportés par la bourrasque. Dans les sentiers semés de feuilles mortes, des flaques d’eau, pareilles à des miroirs sombres où rien ne se reflétait, clapotaient sous nos sabots. Et nous marchions toujours grand pas, ma mère, sa gibe sur l’épaule, moi entraîné par elle, et enveloppés tous deux de l’obscurité sinistre des bois. Enfin, sur les onze heures, nous vîmes sur la lisière de la forêt se dresser dans le ciel noir les toits pointus du château de l’Herm, et ma mère pressa le pas en contournant le coteau pour éviter le village. En arrivant au découvert, le ciel se montra gris, rayé de bandes noirâtres avec de grands nuages qui couraient vers l’est poussés par le vent de travers. En rencontrant les fossés de l’enceinte, ma mère les longea et, s’arrêtant en face de la porte extérieure, la tête haute, les yeux brillants, les cotillons fouettés par le vent, me dit :


– Mon drole, ton père est mort là-bas aux galères, tué par le monsieur de Nansac : tu vas jurer de le venger ! Fais comme moi !


Et suivant le rite antique des serments solennels, usité dans le peuple des paysans du Périgord depuis des milliers d’années, elle cracha dans sa main droite, fit une croix dans le crachat avec le premier doigt de la main gauche et tendit la main ouverte vers le château.


– Vengeance contre les Nansac ! dit-elle trois fois à haute voix.


Et, moi, je fis comme elle et je répétai trois fois :


– Vengeance contre les Nansac !


Cela fait, tandis que les grands chiens hurlaient au chenil, ayant côtoyé les maisons du village endormi, nous fûmes prendre le vieux grand chemin royal qui passe près de l’Herm et traverse les bois en se dirigeant vers Thenon. Trois quarts d’heure après, nous étions à la Croix-de-Ruchard, qui se trouve maintenant sur la lisière de la forêt, et, laissant La Salvetat sur la droite, nous rentrâmes dans les bois de La Granval, suivant les sentiers pour revenir à la tuilière, où nous fûmes rendus sur les deux heures du matin.


À l’âge que j’avais alors, le dormir est un besoin presque aussi fort que le manger et le boire. Lorsque je me réveillai le lendemain, il faisait grand jour, et j’étais seul dans le lit, ma mère étant partie de bonne heure au travail. Je restai là un moment, regardant à l’autre bout de notre masure une petite pluie fine qui tombait par la tuilée effondrée, faisant une flaque dans le sol, et lors je pensai à tous les malheurs qui nous tombaient dessus. La mort de mon père, quoiqu’elle m’eût fait une bien grosse peine, ne m’avait pas surpris, car nous nous y attendions, ma mère et moi. Souventes fois, parlant tous deux de ce que pouvait être cet enfer des galères, nous imaginions des choses si terribles, et pourtant si vraies, que la mort pouvait être considérée comme une délivrance. Oh ! en être réduit à préférer la mort pour ceux qu’on aime, quelle triste chose ! Aussi quelle haine farouche pour les Nansac grouillait en moi, pareille à un de ces nœuds de vipères accouplées que je trouvais parfois dans la forêt !


Après ces tristes pensers, j’éprouvais du soulagement à sentir dans mon cœur une grande reconnaissance pour M. Fongrave, qui avait été si bon pour nous. Il me semblait que tant que nous n’aurions pas en quelque manière marqué notre reconnaissance à l’avocat de mon père, je ne serais pas à mon aise. En cherchant en moi-même ce que nous pourrions faire pour ça, je vins à penser que lui envoyer un lièvre, ça serait à propos. Je me souvins alors que, dans le tiroir du cabinet, il y avait des setons ou lacets de laiton dont se servait mon père, et, sautant du lit incontinent, je mis ma culotte, soutenue à mode de bretelle par un bout de ficelle que j’avais faite avec du chanvre, et j’allai au tiroir. Je fus content de voir qu’il y avait une dizaine de setons, et, sans plus tarder, je pris une mique et, en la mangeant, je m’en fus à la recherche de passages de lièvres, où je pourrais en poser. Après avoir bien viré, tourné, je remarquai trois coulées assez fréquentées, et, le soir, ayant flambé trois de ces collets, je les cachai dans une poignée de fougères, et au soleil entrant, ou couchant, si l’on veut, je m’en fus les placer. Je posai le premier dans un passage à deux pas du sentier, attaché à une forte poussée de chêne. J’en mis un autre sur la lisière d’un bois à un endroit où j’avais connu que le lièvre passait souvent pour aller faire sa nuit dans les terres autour des villages, et enfin le troisième à la croisée de deux petits sentiers qui devait être un poste pour la chasse aux chiens courants.


Le lendemain matin, de bonne heure, je m’en fus voir mes setons : rien. Le surlendemain, rien encore. Le troisième jour, je trouvai qu’il m’en manquait un, enlevé sans doute par quelque garde ; aux autres, rien encore. Je compris lors que je n’étais pas bien fin braconnier, mais je ne me décourageai point pour ça ; en quoi j’eus raison, car le quatrième jour, approchant de mon dernier seton, je vis quelque chose de gris dans la coulée et je me mis à courir : c’était un beau lièvre étendu mort, le poil encore humide de la rosée de la nuit ; je le ramassai et m’engalopai chez nous. Lorsque le soir ma mère vint, je lui montrai le lièvre en lui disant que c’était pour M. Fongrave que je l’avais attrapé. Elle me dit que c’était très bien ; qu’il ne fallait jamais oublier ceux qui nous avaient fait du bien, et non plus ceux qui nous avaient fait du mal.


Je n’avais garde d’oublier ceux-ci ; mais que faire, moi, drole d’une huitaine d’années ? Comment venger la mort de mon père sur les messieurs de Nansac ? Ils étaient riches, puissants, la terre était à eux ; ils avaient un château inabordable à leur volonté, des domestiques, des gardes armés, et, moi, j’étais pauvre ; et chétif. Je pensais à ça souvent, sans rien imaginer, preuve que je n’avais pas de nature l’idée tournée au mal, quand, le mardi suivant, allant à Thenon avec ma mère pour tâcher de faire passer le lièvre à M. Fongrave, nous trouvâmes un homme qui portait un fusil à la bretelle et menait, par une corde, un méchant briquet qui avait le cou tout écorché. On causait en marchant, et, entre autres propos, l’homme vint à nous dire que son chien s’était pris dans un seton et qu’heureusement, lui, étant tout près à couper de la bruyère, l’avait ouï gueuler et l’avait tiré du lacet à moitié étranglé : entendant ça, je vins à penser que, le comte de Nansac chassant souvent dans la forêt, je pourrais lui tuer des chiens par ce moyen, et je fus content.


À Thenon, ma mère trouva un marchand établi sur la place de la Clautre, à Périgueux, qui venait souvent au marché les mardis, avec deux mulets de bât portant ses marchandises. Cet homme nous dit connaître M. Fongrave, qui lui avait plaidé une affaire, et promit de lui rendre le lièvre le lendemain, certainement. Sur cette assurance, nous revînmes à la tuilière.


Je n’allais pas souvent dans la forêt de l’Herm, qui était aux messieurs de Nansac, pour ne pas les rencontrer chassant, ou leurs gardes ; mais un soir, ayant remarqué les endroits, j’y posai deux solides setons doublés et bien attachés à de fortes cépées de chêne, et m’en retournai tout courant. Le lendemain, c’était jour de chasse, et, de loin, j’entendais par intervalles la trompe du piqueur et les voix des chiens. Je ne sus rien de ce jour-là, et j’enrageais en moi-même, quand, le surlendemain, étant dans la forêt de La Granval, je trouvai, entre les Maurezies et le Lac-Viel, le piqueur de l’Herm qui sonnait des appels. Il me demanda si je n’avais pas vu un grand chien blanc et noir, marqué de feu aux pattes et au-dessus des yeux. Je lui répondis que non, et là-dessus, poussant son cheval, il s’en alla. Dans les villages aux entours de la forêt, on sut par ce piqueur que Taïaut, le chien de tête, était perdu. Moi, je ne disais rien, mais je soupçonnais qu’il pourrait bien être étranglé mort au pied d’un petit chêne, là-bas, dans la Combe-du-Loup. J’avais une forte envie de m’en accertainer, mais la crainte d’être vu et d’attirer les soupçons sur moi me retenait. Cependant, perdant patience, le dimanche, pendant la messe, sûr que tous, maîtres et domestiques y étaient, je courus à la Combe-du-Loup. Ha ! la tête de Taïaut était là par terre dans la coulée, et tout le reste avait disparu, mangé par les loups : il payait pour notre pauvre chienne. Je détachai vite le seton et je m’en revins tout fier et content de ce commencement de vengeance. Au château, personne ne se douta de rien, et lorsque, quelques jours plus tard, Mascret trouva la tête de Taïaut à moitié mangée par les fourmis, on crut que le chien, n’ayant pas retraité avec les autres, avait été attrapé la nuit par les loups.


J’étais content, j’ai dit : pourtant quelque chose me fâchait ; c’était que le comte ne sût pas que j’avais fait ce coup. Un beau jour, pensais-je, je le lui dirai bien ; mais, pour le moment, c’était trop dangereux. La mort de mon père ne l’avait pas saoulé, d’ailleurs, et il cherchait encore à nous faire du mal à nous autres. Pour nous faire quitter le pays, et nous ôter le pain de la main, il voulut d’abord acheter la tuilière où nous demeurions ; mais l’homme à qui elle appartenait, qui ne l’aimait guère, comme tout le monde dans le pays, du reste, refusa de la lui vendre. N’ayant pas réussi de ce côté, il imagina de faire revenir le fils de chez Tâpy, là où travaillait ma mère, lequel avait assez de la vache enragée du régiment, quoiqu’il se fût enrôlé volontairement. Le comte agit si bien qu’il lui fit avoir son congé, je ne sais sous quel prétexte ; mais, en ce temps-là, les nobles comme lui faisaient tout ce qu’ils voulaient.


Voilà donc ma mère encore une fois chômant et à se demander d’où elle tirerait le pain. Juste en cet instant, comme pour répondre à la méchanceté du comte, un autre de ses chiens se prend encore à un seton ; mais, cette fois, on le trouva, et Mascret dit :


– Si Martissou n’était pas mort aux galères, je jurerais que c’est lui qui a fait et posé ce collet !


Mais ça n’alla pas plus loin pour le moment : on crut que le chien s’était pris à un seton tendu pour le lièvre, comme ça arrive quelquefois.


Pourtant, une quinzaine de jours après, Mascret, qui avait son idée, me trouvant dans la forêt, tira le lacet de son carnier et me dit :


– Connais-tu ça ?


La colère de toutes les canailleries du comte me monta tout d’un coup :


– Oui bien ! dis-je, c’est moi qui l’ai posé !


– Ah ! foutu méchant garnement, je vais te corriger !


Mais, me jetant en arrière, j’ouvris mon couteau en même temps, prêt à le planter dans le ventre du garde :


– Avance ! si tu n’es pas un capon !


Lorsque Mascret me vit ainsi, les sourcils froncés, les yeux flamboyants, la bouche grinçante, montrant les dents comme un jeune loup qui va mordre, il eut peur et s’en alla après force menaces.


Cependant l’hiver était là ; les pinsons se rassemblaient par troupes, les mésanges quittaient les bois pour les jardins, les grives descendaient dans les prés, et les rouges-gorges venaient autour des maisons. C’est l’époque où l’on balaie la feuille dans les châtaigneraies, où l’on cure les rigoles des prés, où l’on ramasse le gland et autres broutilles comme ça, toutes choses que les gens font en s’amusant : il n’y a pas d’ouvrage pour les journaliers en ce temps-là. Voyant donc qu’elle n’aurait pas de travail autrement, ma mère, qui était bonne filandière, chercha du chanvre à filer, d’un côté et d’autre, et en trouva quelque peu. Elle se mettait une châtaigne sèche, toute crue, dans la bouche, pour faire de la salive, et filait ainsi du matin au soir, gagnant à peu près ses trois sous par jour : il n’y avait pas pour manger notre aise de pain. Heureusement, l’homme à qui était la tuilière nous avait donné des châtaignes à ramasser à moitié, de manière que nous en avions la valeur de deux sacs sur de la fougère, dans le fond de la cassine, ce qui nous assurait de ne pas mourir de faim cet hiver. Quant au bois, il ne nous manquait pas : nous en avions amassé un grand pilo pour la mauvaise saison sous un bout de hangar qui tenait encore un peu. Ce fut bien à propos, quand vint la neige, et qu’il fallut rester des journées entières au coin du feu. Pour m’amuser, cependant que ma mère filait sans relâche, moi, je m’essayais à faire des cages d’osier, ayant pour tout outil mon couteau et une baguette de fer que je faisais rougir pour percer les trous des barreaux.


L’hiver, on dit que c’est la bonne saison pour les riches ; mais pour les pauvres, il n’en va de même. D’ailleurs, il n’y a pas de bonne saison pour eux. Ceux-là qui ont besoin de gagner leur vie sont encore plus malheureux lorsque le travail de terre manque : ainsi sont dans la campagne les pauvres mercenaires : il leur faut chômer lorsqu’il pleut ou neige, et jeûner aussi souvent. Outre ça, l’hiver, c’est le temps où il ferait bon être bien habillé de bonne bure épaisse, ou de bon cadis bourru, pour se préserver du froid ; mais les pauvres gens sont obligés de passer les mois de gel avec leurs habillements d’été. Nous autres, dans cette baraque où l’eau et la neige tombaient par le trou de la tuilée où le vent s’engouffrait aussi, tuant quelquefois le chalel pendu au manteau de la cheminée, nous n’étions pas trop bien, comme on peut croire ; surtout que nos habillements, toujours les mêmes, usés, percés, n’étaient guère chauds. Aussi, quand vint le printemps, que les noisetiers sauvages fleurirent leurs chatons et que les buis commencèrent à faire leurs petites marmites, il nous sembla renaître avec le soleil. Mais ce n’était pas le tout, il fallait manger et, pour manger, gagner des sous.


Ce qui fait la peine des uns arrange quelquefois les autres. Vers la mi-carême, la femme de Tâpy tomba malade, de manière que son homme manda à ma mère d’y aller pour la soigner, les droles aussi, et tenir la maison. La pauvre femme resta au lit un mois et demi et, aussitôt qu’elle put se lever, quoique bien faible, il lui fallut reprendre son travail, car Tâpy était un peu serré et même avare, de sorte que d’être obligé de payer une femme pour faire les affaires dans la maison, si peu que ce fût, alors qu’il en avait une à lui, ça le suffoquait ; tellement bien, qu’il en voulait à sa femme d’être malade, comme si c’eût été sa faute, à la pauvre diablesse !


Voilà donc ma mère encore une fois sans travail, de manière qu’au bout d’un mois et demi, les quelques sous qu’elle avait amassés furent dépensés. Un jour vint où il n’y eut plus de pain chez nous, ni de pommes de terre. Les châtaignes, il y avait longtemps qu’elles étaient finies ; de graisse, plus : nous faisions la soupe avec un peu d’huile rance, tant qu’il y en eut ; dans un fond de sac, seulement, il restait un peu de farine de blé d’Espagne. Ma mère la pétrit, en fit des miques qu’elle fit cuire, en disant :


– Lorsqu’elles seront finies, il nous faudra prendre le bissac et chercher notre pain.


Entendant ça, je maudissais ce comte de Nansac qui était la cause de la mort de mon père aux galères, et qui voulait nous faire crever de misère. En moi-même je répétais ce que j’avais souvent ouï dire à ma mère :


– Le bon Dieu n’est pas juste de souffrir ça !


Si j’avais eu le fusil de mon père, qu’au greffe ils gardaient, je crois que je me serais embusqué dans la forêt pour tuer comme un loup ce méchant noble, lorsqu’il passait à cheval avec ses chiens, l’air froid et méprisant, criant, lorsqu’il rencontrait quelque paysan sur son chemin :


– Gare, manant !


En ruminant toutes ces choses pénibles, affolé par la misère, je vins à penser que nous étions à la veille de la Saint-Jean. C’est la coutume dans nos pays que, ce jour-là, on allume un feu sur les cafourches ou carrefours, auprès des villages et des maisons écartées. Dans les bourgs on en dresse un beau, recouvert de verdure et de feuillage, avec, à la cime, un bouquet de lis, de roses et d’herbes de la Saint-Jean, qu’on s’arrache après. Comme autrefois le druide célébrant la fête du solstice, à la tombée de la nuit, le curé vient bénir le feu en cérémonie : ainsi faisait celui de Fanlac, de qui j’ai appris cela. Lorsque le feu tire à sa fin, ceux qui n’ont pu attraper le bouquet emportent des charbons pour garder la maison du tonnerre, après avoir sauté le brasier pour se préserver des clous.


Au temps que nous demeurions à Combenègre, d’où l’on voyait au loin s’étager les coteaux et les puys, j’aimais à regarder, ce soir-là, ces milliers de feux qui brillaient dans l’ombre, sur une immense étendue de pays, jusqu’à l’extrémité de l’horizon, où le vacillement incertain de la flamme se percevait à peine, comme une étoile perdue dans les profondeurs du ciel. Sur les cimes, les feux, tirant à leur fin, quelquefois s’obscurcissaient un instant, puis, ravivés par l’air, jetaient encore quelques clartés pour finir par s’éteindre alors que d’autres, dans la vigueur de leur première flambée, montaient dans le ciel noir comme des langues de feu.


De la tuilière, au milieu des bois, on ne pouvait pas apercevoir tous ces feux, mais je ne m’en souciais guère, car, sur le coup où j’avais pensé à cela, m’entra comme une balle dans la tête cette idée : mettre le feu à la forêt de l’Herm ! De cet instant, je ne m’occupai d’autre chose ; la nuit, j’en rêvais. Ce n’était pas la résolution perverse d’un enfant précocement méchant, faisant le mal pour le mal, par plaisir ; non. À la guerre sans pitié du comte je répondais par une guerre semblable ; ne pouvant le tuer – ce que j’aurais fait alors sans remords – je lui causais un grand dommage. Je tenais mon serment, je vengeais mon père ; cette pensée me faisait du bien. Tout ça n’était pas, à ce moment-là, aussi net dans ma tête que je le dis aujourd’hui, mais je le sentais tout de même.


Le difficile était d’en venir à mes fins. J’y songeais tous les jours, cherchant les moyens, les pesant, les comparant, et, finalement, m’arrêtant aux meilleurs, c’est-à-dire à ceux qui pourraient rendre l’incendie plus considérable.


Le premier point, c’est qu’il fallait attendre un jour où il venterait fort ; le second, que le vent devait venir de l’est, du côté de Bars, pour ne pas brûler la forêt de La Granval, ni celle du Lac-Gendre, ce que je n’aurais voulu pour rien au monde, mais seulement celle de l’Herm. La troisième condition, c’est qu’il fallait allumer le feu à un endroit d’où il pût gagner facilement tous les bois du comte de Nansac, car, de préparer plusieurs foyers, c’était appeler les soupçons ; mis à une seule place, ça passerait pour un accident. Enfin, le quatrième point, c’est qu’il fallait mettre le feu la nuit, afin que les secours ne vinssent pas arrêter l’incendie à son début.


Pour un enfant de mon âge, tout ça n’était pas trop mal arrangé ; le malheur était que ce fût pour une mauvaise action ; mais, poussé au mal, je n’étais pas le seul coupable.


Tandis que je ruminais ces choses dans ma tête, ma mère, ayant su qu’on avait besoin de faneuses au Cheylard, y alla le lendemain, me laissant seul pour tout le temps des fenaisons, car c’était trop loin pour revenir chaque soir. Elle se fâchait de ça, mais je la tranquillisai en l’assurant que je ne m’inquiétais point d’être seul. Si je lui avais dit la vérité, j’aurais dit que j’en étais content. Le premier jour, je l’accompagnai jusqu’au Cheylard, où, ayant demandé quelque peu d’argent d’avance sur ses journées, elle acheta chez le fournier de Rouffignac une tourte de pain que j’emportai.


Mon plan était bien arrêté, je n’avais plus qu’à chercher un bon endroit et à attendre le moment propice. Il y avait une différence de trois ou quatre ans entre les coupes de la forêt de l’Herm et celles de La Granval qui se jouxtaient. Les premières étaient bonnes à couper l’hiver prochain, de manière que la divise, ou limite, était facile à trouver et à suivre, surtout avec les grosses bornes cornières qu’il y avait de distance en distance. Ayant bien considéré les choses, je me décidai pour une place où les bois de l’Herm entraient en coin dans les autres. Il y avait justement là un vieux fossé à moitié comblé : je cavai un petit four dans le talus, comme ceux que font les enfants pour s’amuser, j’assemblai quelques brassées de broussailles dans le fossé, et je m’en revins sans avoir été vu de quiconque.


Plusieurs jours se passèrent dans l’attente. Il faisait un soleil brûlant qui séchait sous bois les herbes et les brindilles, ce qui me réjouissait, en me faisant espérer une belle flambée ; mais point de vent. Pourtant, un matin, avec la lune le temps changea, et un fort vent d’est se mit à souffler, à mon grand contentement. Toute la journée, je trépignai, impatient, et, la nuit venue, j’emplis un vieux sabot de braises et de cendres, et, le cachant sous ma veste, je m’encourus à travers les bois.


Des nuages grisâtres filaient au ciel, le temps était orageux, le vent soufflait chaud, sous les taillis, courbant les fougères et la palène, ou herbe forestière, et balançant à grand bruit les têtes des baliveaux et des arbres de haute futaie. Aussi, tout en galopant, je me disais : « Pourvu qu’il ne pleuve pas cette nuit ! »


Lorsque j’arrivai à mon endroit, j’étais essoufflé et tout en sueur. Il pouvait être sur les dix heures : je retrouvai mon petit four en tâtonnant, et aussitôt, vidant mon sabot dedans, je le bourrai d’herbes sèches et me mis à souffler sur les braises. L’herbe flamba rapidement : j’y ajoutai quelques brindilles, et, à mesure que le feu prenait, des petits morceaux de branches mortes. Après qu’il fut bien allumé, j’y jetai une brassée des broussailles sèches que j’avais amassées et, incontinent, la flamme monta, gagnant le bois. Bientôt, sous l’action du vent, le taillis fut en feu, et je me sauvai comme j’étais venu, par les fourrés, emportant le sabot qui m’aurait dénoncé.


Arrivé à la tuilière, les mains saignantes, les jambes éraflées par les ronces, je me couchai tout habillé, agité, inquiet, ne craignant qu’une seule chose, que le feu ne s’éteignît de lui-même, ou par l’orage qui ronflait au loin. Vers une heure après minuit, j’entendis de grands bruits, et, me levant, je sortis. Le tocsin sonnait aux clochers d’alentour, avec des tintements pressés, sinistres. Une immense lueur rouge ensanglantait les nuages qui s’enfuyaient emportés par le vent, et éclairait les coteaux. Des clameurs montaient des villages voisins de la forêt : l’Herm, Prisse, Les Foucaudies, La Lande ; et, au milieu des bois, on entendait les cris des gens des Maureizes, de la Cabane, du Lac-Viel, de La Granval, qui couraient au secours.


Alors je fus pris d’un grandissime désir de contempler mon ouvrage. Ayant laissé passer ces gens, je gagnai à travers les coupes un des endroits les plus élevés de la forêt, où il y avait un grand hêtre sur lequel j’étais monté plus d’une fois, et, l’embrassant aussitôt, je me mis à grimper.


À mesure que je montais, je découvrais le feu, et, arrivé au faîte, l’incendie m’apparut dans toute son étendue. La forêt de l’Herm brûlait sur une demi-lieue de largeur, semblable à un grand lac de feu. Les taillis, desséchés par la chaleur, flambaient comme des sarments ; les grands baliveaux isolés au milieu de l’incendie résistaient plus longtemps, mais, enveloppés par les flammes, le pied miné, ils finissaient par tomber avec bruit dans l’énorme brasier où ils disparaissaient en soulevant des nuages d’étincelles. La fumée chassée par le vent découvrait ce flot qui s’avançait rapidement, dévorant tout sur son passage. Les oiseaux, réveillés brusquement, s’élevaient en l’air, et, ne sachant où aller dans les ténèbres, voletaient effarés au-dessus du foyer géant. Sur le sourd grondement de l’incendie s’élevaient dans la nuit les pétillements du bois vert se tordant dans la flamme, les craquements des arbres chus dans l’amoncellement de charbons ardents, et les voix des gens affolés travaillant à préserver leurs blés mûrs. Dans les clairières, des langues de feu s’allongeaient comme d’immenses serpents, et s’arrêtaient finalement à la lisière des bois. Sur le seuil des maisons d’alentour, inondées d’une aveuglante lumière, des enfants en chemise regardaient tranquillement brûler la forêt du comte de Nansac. Les lueurs de l’immense embrasement se projetaient au loin sur les collines, éclairant les villages de rougeurs sinistres qui se reflétaient dans le ciel incendié. Plus près, au-dessus des maisons basses du village, les tours et les grands pignons du château de l’Herm se dressaient comme une masse sombre où brillaient dans les vitres des reflets enflambés.


Je restai là, à cheval sur une grosse branche, jusqu’à la pointe du jour, suivant les progrès du feu, qui, sauf en quelques coins préservés par un bout de chemin, ne s’arrêta qu’après avoir dévoré toute la forêt, laissant après lui un vaste espace noir d’où s’élevaient des nuages de fumée. Alors, repu de vengeance, je descendis de mon arbre, et m’en retournai à la tuilière, plein d’une joie sauvage.


Merci à mon petit four, on crut que le feu avait été mis par des enfants en s’amusant ; ils furent interrogés, tous ceux de par là, à tour de rôle ; mais inutilement : le comte de Nansac en fut pour six ou sept cents journaux de bois brûlés.


Dès lors, il me sembla que je devenais un homme. L’orgueil de ma mauvaise action me grisait ; je mesurais ma force à son étendue, et je me complaisais dans le sentiment de ma haine satisfaite. De remords, je n’en avais pas l’ombre, pas plus que le sanglier qui se retourne sur le veneur, pas plus que la vipère qui mord le pied du paysan. Au contraire, la réussite de mon projet m’affriandait jusqu’à me faire songer aux moyens de me venger encore.


Le dimanche, quand vint ma mère passer la journée à la tuilière, elle me demanda si je n’avais pas eu peur, la nuit de l’incendie, à quoi je répondis que non, et que, tout à l’opposé, je m’étais réjoui en voyant brûler les bois du comte.


À l’air dont je dis cela, elle me regarda, prise d’un soupçon, et puis, comprenant tout à coup, se jeta sur moi, m’enleva contre sa poitrine et m’embrassa furieusement.


– Ah ! dit-elle en me reposant à terre, il ne sera jamais assez puni !


Trois ou quatre jours après, les fenaisons finies, la pauvre femme revenait tard, recrue, épuisée de fatigue, pour avoir peiné toute une longue journée de quinze heures sous un soleil pesant. Elle se hâtait fort afin d’arriver avant l’orage qui la suivait, mais elle eut beau se presser, un peu après avoir passé La Salvetat, les nuages crevèrent à grand bruit, et toute en sueur, haletante, une pluie froide mêlée de grêlons lui tomba dessus, de manière qu’au bout de trois quarts d’heure, lorsqu’elle arriva sous cette pluie battante, trempée jusqu’à la peau, elle triboulait, c’est-à-dire grelottait, et n’en pouvait plus. N’ayant pas d’autres habillements pour se changer, elle se coucha, et, moi, j’en fis autant. Toute la nuit je la sentis contre moi, brûlante, agitée par la fièvre, et tourmentée dans son demi-sommeil de mauvais rêves qui la faisaient déparler, ou délirer. Le matin, comme c’était une vaillante femme, elle voulut se lever ; mais, ayant mis la marmite sur le feu pour faire cuire des pommes de terre, elle fut obligée de se recoucher, prise de frissons avec de forts claquements de dents, et se plaignant d’un grand mal dans les côtés.


La voyant ainsi, je la couvris de tout ce que je pus trouver, de son cotillon séché, et, finalement, de ma veste, mais elle frissonnait toujours. Je pensai alors à aller quérir du secours, mais lorsque je lui en parlai, elle me dit faiblement :


– Ne me quitte pas, mon Jacquou !…


Comme on doit penser, j’étais bien inquiet. Ne sachant que faire pour apaiser la soif qui la tourmentait, je coupai en quartiers des pommes d’anis que la pauvre femme avait portées pour moi dans la poche de son tablier, et, les faisant bouillir, j’en fis une espèce de tisane que je lui donnais lorsqu’elle demandait à boire, ce qui était souvent. Quelquefois, je me disais que, si elle pouvait s’endormir, je courrais jusqu’aux Granges pour avoir du secours ; mais, quand je me bougeais le moindrement, elle ouvrait les yeux et disait :


– Tu es là, mon Jacquou ? ne me laisse pas !


Et je lui répondais, en lui prenant la main :


– Ne crains point, mère, je ne te quitterai pas.


Et elle refermait les paupières, brisée par la fièvre, et la poitrine haletante, oppressée.


Lorsqu’elle s’assoupissait un peu, j’allais sur la porte et j’épiais si quelqu’un passait par là. Mais dans cet endroit sauvage, où personne n’avait affaire, qui n’était sur aucun chemin, on ne voyait guère jamais personne, sinon, de loin en loin, un pauvre diable longeant l’orée des bois, sa serpe sous son sans-culotte, ou autrement dit sa veste, et s’en allant faire son faix dans les taillis. Et, personne ne se montrant, je rentrais bien ennuyé, et lorsque ma mère se réveillait, j’essayais de lui faire comprendre qu’il lui fallait avoir la patience de rester deux heures seule, tandis que j’irais chercher quelqu’un ; mais à tout ce que je pouvais lui dire, elle ne savait que répondre toujours :


– Ne me quitte pas, mon Jacquou !


Ou bien, n’ayant pas la force de parler, elle secouait la tête pour dire non.


La nuit d’après, elle se mit à délirer, parlant de guillotine, de galères, appelant son pauvre homme, mort là-bas, sur une planche nue, les fers aux pieds. Tous nos malheurs lui revenaient dans la tête, et l’affolissaient. Elle criait après le comte de Nansac, et reniait la vierge Marie qui n’avait pas sauvé son homme. Dans sa fièvre, elle battait des bras sur le couvre-pieds pour chasser le bourreau qu’elle disait voir au fond du lit, ou cherchait à se lever pour aller rejoindre son Martissou qui l’attendait. J’avais grand-peine à la calmer un peu ; il me fallait monter sur le lit, la prendre par le cou et lui parler comme à un petit drole en l’embrassant. Au matin, harassée de fatigue, elle s’assoupit un peu et, moi, la voyant ainsi, je crus qu’elle allait mieux ; mais, lorsqu’elle se réveilla en sursaut avec une longue plainte, je vis bien que non. Sa respiration devenait de plus en plus pénible, précipitée, et la fièvre était si forte que sa main brûlait la mienne. La journée se passa ainsi, et quand revint la nuit, elle ne pouvait plus parler, mais se doulait* et s’agitait désespérément. Oh ! quelle nuit ! Qu’on s’imagine un enfant de neuf ans, seul dans une cahute perdue au milieu des bois, avec sa mère agonisante ! Pendant plusieurs heures, la pauvre malheureuse se débattit contre la mort, faisant aller follement ses bras, essayant d’arracher le couvre-pieds, se soulevant tout entière dans les transports de la fièvre, les yeux égarés, la poitrine haletante, et retombant sur le lit, le souffle lui faisant défaut un instant, pour reprendre encore par un pénible effort. Vers la minuit ou une heure, la fièvre cessa, et un bruit rauque sortit de sa poitrine, le rommeau ou râle de la mort ! Cela dura une demi-heure ; j’étais sur le banc près du lit, et, à moitié couché, je tenais la main de ma pauvre mère serrée contre ma poitrine. La connaissance lui revint tout à fait à la fin ; elle tourna vers moi ses yeux pleins d’un angoisseux désespoir et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues amaigries et hâlées ; puis ses lèvres remuèrent, le râle s’arrêta : elle était morte.


Alors, moi, plein de douleur et d’épouvante, je l’appelai :


– Mère ! mère !


Et je me mis à sangloter sur sa main que je gardais toujours dans les miennes.


Je restai longtemps là, immobile, affaissé. Lorsque je relevai la tête, à la lueur du chalel, que le vent venant du trou de la tuilée faisait vaciller, je vis la figure de ma mère qui prenait une teinte de cire jaunâtre. Ses yeux étaient restés ouverts, et aussi sa bouche, dont les lèvres rétractées, laissaient voir les dents. Oh ! de quelle funèbre terreur je fus pris en la voyant ainsi ! Je ne pus la regarder une minute, et, me cachant la figure dans les draps, rempli de désespoir et d’effroi, j’achevai de passer de la sorte cette horrible nuit.


Le jour venu, je me relevai un peu rassuré et j’avisai ma pauvre mère. Maintenant elle était froide, roidie par la mort ; sa main que je touchais glaçait la mienne ; ses cheveux noirs, défaits dans les mouvements de fièvre, s’épandaient en mèches épaisses sur le lit, comme des serpents ; sa pâleur était devenue terreuse ; ses yeux étaient vitreux et ternis, et sa bouche, toujours grande ouverte, semblait clamer le désespoir de laisser son drole seul sur la terre.


Je restai là un moment à la contempler, puis, faisant ce que j’avais ouï dire qu’on faisait en tel cas, je lui couvris la figure avec le linceul, et, ayant fermé la porte, je m’en fus chercher quelqu’un. Au Petit-Lac, une femme qui filait accotée contre un mur, me voyant passer bien ennuyé, me demanda ce que j’avais. Lui ayant dit ce qui en était, elle leva les bras en disant :


– Sainte Vierge !


Et puis elle me fit une quantité de questions, et finit par me dire :


– Ah ! donc, tu es le drole du défunt Martissou !


Et ce fut tout. Comme elle ne me faisait aucune offre de service, je la quittai et m’en allai tout droit à Bars, chez le maire qui tout de suite me reconnut.


– Et qu’est-ce que tu demandes ? me dit-il rudement, selon son habitude.


Après que je lui eus dit la mort de ma mère, il fit un geste de mauvaise humeur, grommela quelques paroles entre ses dents et finit par me répondre tout haut :


– Tu peux t’en retourner, on fera le nécessaire.


Je m’en revins à la tuilière et j’attendis assis devant la porte toute la journée. Sur les cinq heures, quatre hommes vinrent avec une espèce de civière à rebords, sorte de caisse longue avec des brancards dont on se servait pour porter en terre les pauvres qui n’avaient pas de quoi avoir un cercueil, ce qui était commun en ce temps-là. Entrés qu’ils furent, l’un d’eux découvrit la figure de ma mère et dit :


– Pauvre femme ! elle était trop jeune pour mourir !


Voyant qu’elle n’était pas pliée, ensevelie, ils la laissèrent dans les draps, les rabattirent, puis l’ayant mise dans le vieux couvre-pieds, tout bâti et rapiécé de morceaux différents, après l’avoir bien arrangée dedans, ils attachèrent les linceuls au-dessus de la tête et aux pieds. Cela fait, ils prirent ce pauvre corps roide et le posèrent sur la civière, puis chacun prit un des quatre bras, et, étant sortis de la maison, ils se mirent en marche à travers la forêt.


La journée avait été chaude ; le soleil qui baissait envoyait ses rais à travers les taillis comme des pailles d’or. Les oiseaux commençaient à se retirer pour la nuit et voletaient dans les branches. On étouffait dans ces bois sans air, et les chemins étaient mauvais, de sorte que les porteurs fatigués s’arrêtaient souvent et s’essuyaient le front avec leur manche. Puis, reposés, ils crachaient dans leurs mains, empoignaient les brancards et se remettaient en route.


Moi, je les suivais machinalement, m’arrêtant lorsqu’ils s’arrêtaient, repartant avec eux, perdu de chagrin, sans penser à rien, regardant d’un œil fixe le corps de ma mère plié dans le couvre-pieds, qui s’en allait secoué par l’effet des accidents de terrain, et autour duquel de grosses mouches noires venaient bourdonner…


Au sortir de la forêt, les chemins étant découverts et meilleurs, les hommes purent porter tout le temps sur l’épaule et hâtèrent le pas. En passant près d’un village, une vieille pauvresse, qui venait de chercher son pain, comme en faisait foi son bissac à moitié plein sur son échine courbée, se signa disant à mi-voix :


– C’est grand’pitié de voir une pauvre créature portée en terre comme ça !


Et, tirant son chapelet de sa poche, elle suivit avec moi.


L’Ave Maria sonnait comme nous arrivions au bourg de Bars. Les hommes posèrent la civière devant le portail de l’église, et l’un d’eux alla quérir le curé. Celui-ci vint, un moment après, jeta un coup d’œil froid sur le corps, et dit :


– Cette femme ne fréquentait pas l’église et n’a pas fait ses Pâques ; elle reniait Dieu et la sainte Vierge ; c’est une huguenote : il n’y a pas de prières pour elle… Vous pouvez la porter dans le coin du cimetière où la fosse est creusée.


Les hommes restèrent un instant étonnés, puis, reprenant leur fardeau, ils entrèrent dans le cimetière tandis que la vieille me disait :


– Si tu avais eu de quoi payer, il aurait bien fait l’enterrement tout de même… Jésus mon Dieu !


Dans un coin du cimetière, plein de pierraille, de ronces et d’orties, le trou était là tout prêt, et l’homme qui l’avait fait attendait. Sur la planche inclinée, les porteurs placèrent le corps et, autant qu’ils purent, le firent glisser doucement. Puis ils ôtèrent peu à peu la planche, et ma pauvre mère se coucha au fond du trou noir, où elle était à peine étendue que le fossoyeur commença à jeter la terre et les pierres qui tombaient sur elle avec un bruit mat…


Pendant ce temps la nuit était venue, et moi, noyé dans mon chagrin, j’étais debout, regardant comme imbécile la fosse qui se comblait. À côté, la vieille, à genoux, disait son chapelet. Après que l’homme eut achevé, elle se leva, fit un signe de croix et, me touchant le bras, me dit :


– Viens-t’en, mon petit, c’est fini.


Et je la suivis jusqu’au village où on la retirait dans une grange, et, lorsqu’elle m’eut fait monter, écrasé de douleur et de fatigue, je tombai sur le foin et je m’endormis d’un lourd sommeil.

 

 

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