LE BOUQUINOROUM

| UNE LABORANTINE - 07

VII

– Je savais que je te rencontrerais là, sage professeur que tu es, lui dit le jovial interne, qui viens travailler à heure fixe. Ton métier n’est pas comme le mien. Il m’a fallu des ingéniosités d’apache pour m’échapper de la leçon de Louvet. Il montrait d’ailleurs un cas bien intéressant ! Une fracture de l’humérus par contraction musculaire chez un joueur de tennis. Mais j’ai quelque chose de trop particulier à t’apprendre sur ta laborantine, et je suis venu ici.


– Sur Mlle Gauthier ? demanda Marcel.


– Oui, et sur un scandale dont elle a été l’objet, hier soir, au sortir de son hôpital. Quand je te racontais l’autre jour qu’il faut se défier des jeunes filles, tu me considérais comme un cynique, avoue-le. Eh bien ! Cette Paule Gauthier, cette mystique du labo et qui prenait devant ce nigaud de Discoët ces attitudes de religieuse laïque, elle a un amant, et quel amant ! Cet Alfred Harny dont nous parlions l’autre jour. À cause de toi, j’ai lu son dernier bouquin, un certain Lac caché, tout infecté de mysticisme lui aussi, et qui a dû tourner la tête à cette petite. Toujours est-il qu’hier à six heures, il l’attendait à la porte des Enfants-Malades, en face de la rue Masseran. Notre aimable couple était suivi par deux camarades, deux infirmières auxquelles il ne prenait pas garde, et qui ont assisté au drame ou plutôt à la comédie. Soudain surgit à l’angle d’une maison une femme qui s’élance vers nos amoureux, saisit le bras du jeune homme, et, s’adressant à la petite Gauthier, elle se met à lui faire une scène violente. Elle tutoyait Harny comme une maîtresse trahie qui ne se possède plus. Les deux petites de l’hôpital se précipitent pour préserver leur camarade, sur laquelle la forcenée levait le poing, et elles l’entraînent pendant que le seigneur du Lac caché s’éloigne lui-même en se disputant avec sa grue, du grand monde, paraît-il, car elle était très élégante, mais devant un flagrant délit d’infidélité, ces dames de la haute ont des colères de filles.


– Comment as-tu su tout ce détail ? interrogea Marcel.


– Par Discoët naturellement, qui était justement de garde ce soir-là. Le potin lui a été raconté aussitôt. Entre elles, ces petites laborantines ne s’épargnent guère, et ce Breton de Discoët est lui-même un potinier de classe. Si c’était encore la mode des localisations cérébrales, je dirais qu’il a la troisième circonvolution du cerveau à gauche très développée, et moi aussi, puisqu’il m’a immédiatement téléphoné, et que moi-même… Naturellement l’affaire n’aura pas de suite, mais voici démontré que le romancier idéaliste du Lac caché a deux maîtresses et que l’une des deux est la jolie laborantine sur laquelle tu cherches des renseignements conjugaux.


Et voyant les traits de son ami changer, l’étudiant, qui cachait une sensibilité vraie sous ces manières brutales, se demanda si, vraiment, il ne les cherchait pas pour lui-même, ces renseignements et s’il ne venait pas d’être touché au vif de son cœur. Il s’interrompit pour demander gauchement :


– Tu t’intéresses donc bien à celui qui voudrait épouser cette jeune fille ?


– Non, répondit Marcel, mais c’est toi qui me peines, et de voir la facilité avec laquelle tu accueilles des interprétations si peu justifiées. Entre Harny et Mlle Gauthier, il peut cependant exister un sentiment délicat qui porte ombrage à une autre femme, et celle-là, devenue jalouse, aura fait la scène que tu me rapportes. Passons donc aux Enfants-Malades. Nous verrons bien quelle attitude garde Mlle Gauthier vis-à-vis de ses compagnes.


– Nous verrons que c’est une cabotine cent pour cent et qui tient le coup, comme disent ces jeunes gens dans leur langage. Mais allons, en effet. Je suis curieux, moi aussi, de cette expérience… Avais-je raison ? dit-il, comme, arrivés à l’hôpital, ils pénétrèrent dans le laboratoire où Paule se tenait assise devant sa besogne, aussi appliquée et en apparence aussi tranquille que si la scène de la rue Masseran n’avait jamais eu lieu.


– Cortet vous aura tout raconté, dit à son tour Discoët à Marcel qu’il rencontra devant la porte de la salle. Il paraît que notre petite Gauthier a des côtés de farceuse. Croirez-vous que j’aime mieux ça. Ces petites font d’autant mieux leur service qu’elles mènent une double vie. Il y a là un phénomène de dualité qui rappelle ce que nous nommons, en psychiatrie, les états seconds.


« Ces médecins croient avoir expliqué ce qu’ils ont nommé, » pensait Marcel dans le taxi qui le conduisait de nouveau boulevard Suchet. Il fallait qu’à tout prix son grand-père fût informé de l’événement et tout de suite. « Mais quel homme est donc cet Harny ? » se demandait-il. « Aime-t-il Paule ? Alors la duplicité que suppose cette scène est inadmissible. S’il ne l’aime pas, pourquoi s’occupe-t-il d’elle ? À moins qu’elle ne soit tout simplement sa maîtresse, comme le croit Cortet, et une hypocrite qui a rencontré un débauché. » Il se répétait : « Une hypocrite ? » Toutes les impressions qui se dégageaient de la personne physique et morale de Paule plaidaient là contre. Le premier cri du grand-père, quand son petit-fils lui rapporta le témoignage de Cortet, fut aussi une véhémente protestation.


– C’est invraisemblable ! Paule est si pure, si sérieuse, si vraie ! Que son fiancé, car ils se sont secrètement fiancés, puisse la trahir ainsi, qu’il ait, lui, une vie double, et qu’il joue avec le cœur de cette enfant, ce serait monstrueux, surtout avec la sensibilité que montre son livre. Mais nous ne connaissons ce garçon que de loin. Comment il vit, son milieu, ce que les gens pensent de lui, qui nous le raconte ? Raymond. Je saurai, moi. Je saurai. Il y a des moyens. Je vais mettre en œuvre celui que nous employons dans notre métier, quand nous nous défions, le suiveur. J’en ai à mon service, justement, un excellent.


– Qu’entendez-vous par là ? fit Marcel.


– Oh ! c’est un procédé sans élégance, mais ça, c’est la lutte pour la vie. Quand nous soupçonnons des gens de nous trahir, de brocanter à des concurrents des secrets concernant notre affaire, nous les faisons filer, comme un mari jaloux fait suivre sa femme pour se renseigner sur ses fréquentations. C’est de la police, mais trop légitime. Tu ne soupçonnes pas quelles intrigues se combinent autour de nous. Tiens, dans mon entreprise d’automobiles, un rival s’est procuré ainsi des renseignements sur une invention qu’il m’a chipée, par l’intermédiaire d’un dessinateur qui allait de mon atelier directement chez lui. Je vais faire suivre Alfred Harny par mon bonhomme. S’il a une maîtresse, elle reste certainement en défiance. La scène de la rue Masseran le prouve. Harny voudra l’endormir ces temps-ci, cette défiance, en multipliant les rendez-vous. Où se donnent ces rendez-vous ? Notre suiveur nous le dira tout de suite et nous tiendrons la preuve qu’Harny est un imposteur, à moins que… – Il ferma les yeux pour dominer une idée qu’il n’acceptait pas. – Que Paule soit la maîtresse de ce monsieur, ça ne se discute même pas. Il la trompe, mais comment était-elle si calme ce matin, elle, si sensible, après l’incident d’hier ? Enfin, je vais m’inquiéter de mon suiveur. Toi, passe donc chez Gillequint et vois le frère. S’il a vent de quelque chose, il ne te le dira pas, mais tu lui parleras d’Harny à propos de son livre. Tu verras bien s’il est à son égard dans les dispositions de l’autre jour.


Marcel rencontra chez le libraire le même accueil cérémonieux et courtois. Le frère de Paule ne savait évidemment rien.


– La réimpression de l’ouvrage du Père Desmargerets sur le symbolisme, dit-il, avance vite, et j’espère vous communiquer les bonnes feuilles, monsieur Breschet, d’ici à deux jours. Vous avez aimé le livre de M. Harny que vous avez emporté l’autre jour ? Qu’il est noblement pensé, n’est-ce pas ? Nous sommes fiers ici d’amorcer un si fort tirage avec un volume pareil, qui atteste que les beaux sentiments ont encore un public.


Avisant un téléphone posé sur son bureau, il demanda, s’adressant à quelque service intérieur :


– Combien reste-t-il du Lac caché ?


– Deux mille quatre cent trois, répondit une voix.


Et Gauthier, traduisant ce chiffre commercial dans son vrai sens, dit, après avoir consulté une note à portée de sa main :


– Avant-hier, c’était trois mille ; en deux jours plus de deux cents de partis et nous avons tiré à trente mille, il y a un mois.


« Il n’est tout de même pas possible, » pensait Marcel, « qu’il se rencontre une telle contradiction chez cet homme. Certains succès créent des devoirs, ou bien ils deviennent des hontes. On n’imagine pas un Pascal adultère… Les deux visages de Janus, c’est la mythologie ! »


Il ne se doutait pas, tandis qu’il s’éloignait de la rue Saint-Guillaume pour gagner encore une fois celle de Sèvres et l’hôpital des Enfants-Malades, qu’à la même heure et dans une des rues paisibles du quartier, se jouait une des scènes les plus énigmatique de cette dualité sentimentale dont Alfred Harny était, à la fois l’acteur coupable et peut-être la victime. Aussitôt au sortir de la terrible scène de la rue Masseran, Paule, rentrée chez elle, avait eu, devant sa mère épouvantée, une violente crise de larmes. La vieille femme avait en vain essayé d’en connaître les causes.


– Je suis nerveuse, répondait simplement la jeune fille, et sans motif. Je ne dînerai pas, maman, ce soir et je vais me coucher. J’ai trop mal à la tête.


– Dors-tu ? lui demanda sa mère à mi-voix une heure plus tard. On apporte une lettre pour toi avec la mention très pressée.


– Donne-la-moi, maman, dit Paule, et, déchirant d’une main fiévreuse l’enveloppe sur laquelle elle reconnaissait l’écriture d’Harny, elle lut :


« Ma Paule, demain à midi, trouvez-vous aux Bénédictines de la rue de Monsieur. Je vous attendrai. Je vous jure, ma chérie aimée, que je n’ai rien à me reprocher. Je vous expliquerai dans sa vérité le déplorable incident de tout à l’heure. Je vous demande de ne pas douter de votre fiancé sur des apparences qui, je vous le répète, ne touchent en rien au sentiment que mon cœur vous a voué et qui demeure la fierté de ma vie. Croyez-moi, et ne me jugez qu’après m’avoir entendu.

 

« ALFRED. »


La mère se tenait auprès du lit. Elle reconnaissait aussi l’écriture sur l’adresse, et, tout émue à l’idée des paroles qu’elle allait sans doute écouter :


– On attend la réponse, demanda-t-elle après une minute.


– Dis que c’est bien, fit Paule, et, sans autre explication, elle replia la lettre et la glissa sous son oreiller en ajoutant simplement : Je te remercie, maman, de m’avoir remis ce mot tout de suite. Je vais dormir.


« Y aurait-il quelque chose entre elle et son fiancé ? » se demandait Thérèse Gauthier. Elle se rappelait quelles violentes secousses nerveuses elle subissait elle-même au temps où elle aimait Marcelin Breschet. Elle se rappelait aussi combien, dans ces minutes si lointaines, l’affectueuse sollicitude de son mari lui faisait mal. Elle se retira sans questionner Paule, en se disant que le lendemain elle interrogerait sa fille si cette nervosité continuait, mais quand les deux femmes se retrouvèrent au réveil de Paule, celle-ci était calme et la mère n’osa point poser une question qui risquât de renouveler le trouble passé.


L’affirmation d’Harny avait suffi pour produire ce miracle et surtout le rendez-vous donné dans la petite chapelle de la rue de Monsieur. L’écrivain du Lac caché n’avait pas seulement dans son livre ce mysticisme sentimental qui avait ensorcelé cette âme de jeune fille. Il y joignait la simulation d’une religiosité nostalgique, celle d’une incroyance qui souffre de ne pas croire. C’était une prise de plus sur la pieuse laborantine, qui, en réaction elle-même contre le matérialisme primaire de beaucoup de ses compagnes, nourrissait l’espoir de ramener complètement son fiancé à la foi qu’elle tenait de sa mère. Il l’avait suivie souvent à la messe, dans cette pieuse chapelle, chère à d’autres écrivains de notre époque, les fidèles du malheureux Huysmans, qui, lui du moins, prouva la vérité de son catholicisme autrement que par des livres. Mais Harny restait simple au travers des plus disparates contradictions. Il était de ces compliqués fonciers, si l’on peut dire, véritables métis psychologiques qui mélangent en eux deux races d’âmes, et, quand ils sont tournés vers la littérature d’imagination, bien loin de réduire leurs complexités à l’unité, ils se plaisent dans des avatars mentaux déconcertants pour ceux qui les observent et qui qualifient d’hypocrisie ou de cabotinage des sincérités simultanées ou successives et contradictoires. En s’agenouillant, lui, le sceptique et qui se disait tel, sur les marches d’une chapelle auprès de la pieuse Paule, il ne mentait plus. Il se procurait une sensation qui remuait certaines fibres de son cœur. Il devenait le rêve vivant de cette jeune fille, il l’était momentanément, et s’il faussait la vérité dans les discours qu’il lui tenait sur sa détresse religieuse, il ne s’en doutait même pas. Une pareille anomalie, qui faisait de lui tout ensemble un libertin et un amoureux pur, à demi chrétien, se retrouve chez quelques poètes dont les accents excluent toute idée de simulation, et puis leur biographie révèle d’irréductibles antinomies entre leurs pages les plus émouvantes et leurs actions. Le cœur battant, les larmes au bord des yeux, voici les phrases que le fourbe prononçait à mi-voix, dans l’ombre de cette chapelle déserte, à l’oreille de sa dupe qui gardait encore au front un peu de l’eau bénite de sa prière :


– Cette femme qui nous guettait hier, rue Masseran, à la porte de votre hôpital, Paule, c’est une femme mariée avec laquelle j’avais, quand je ne vous connaissais pas, une liaison coupable. Je n ai eu la force de rompre qu’à cause de vous. Elle était très jalouse, elle l’est restée. Comment a-t-elle su notre intimité ? Je l’ignore, mais la scène d’hier et l’endroit prouvent qu’elle l’a sue. Elle avait évidemment perdu la tête. Elle a cru que par cet éclat elle nous séparerait. Elle ne vous connaît pas, ni le culte que je vous ai voué, ni notre engagement réciproque. Je ne le lui ai pas dit, quand je l’ai entraînée, pour ne pas exaspérer encore sa jalousie. Mais je lui ai déclaré que je ne lui pardonnerai de ma vie, et que je ne la reverrai plus jamais. Elle m’a quitté en sanglotant… Je suis sûr qu’elle m’obéira, car elle est orgueilleuse. Mais elle peut avoir des retours de colère. Il faudra que nous arrangions nos rendez-vous avec plus de prudence, si toutefois, – et suppliant, – si vous me croyez, et si vous ne me croyez pas, je trouverai cela trop juste. Ce sera le châtiment.


– Je vous crois, répondit Paule, qui s’était agenouillée à nouveau après ce discours. – Son beau visage exprimait une ferveur qui émut cet imposteur sincère. – Si vous me mentiez vous ne seriez pas vous-même. Je vous crois. Mais agenouillez-vous aussi et dites un Pater avec moi.


Il paraîtra invraisemblable ou monstrueux que cette scène ait pu être suivie de l’après-midi que le suiveur professionnel révéla le soir au grand-père Marcelin Breschet.


– Bonne chasse, patron, commença ce policier improvisé en lui rendant compte de sa mission en termes cynégétiques ; le gibier est pris. Vers deux heures, M. Harny sort de la rue de Richelieu où j’attendais, comme nous avions dit, en vue du bureau de son père. Il hèle un taxi. J’ai pu en héler un autre et le filer. Il se fait conduire à Passy, rue des Marronniers, j’ai, bien entendu, noté le numéro, dans une des maisons presque solitaires que l’on y a construites, avec un petit jardin. Il était un peu moins de trois heures. Une dame arrive, très élégante et qui semblait inquiète. Par quelques mots échangés avec une concierge du voisinage, j’ai compris que M. Harny possède là, sous un faux nom, une petite garçonnière. La dame est ressortie, seule, après une heure environ, calme maintenant. J’ai pu la suivre encore. Elle a pris, elle, un taxi rue du Ranelagh. Elle s’est arrêtée avenue d’Iéna. J’ai relevé aussi le numéro. Elle a fait quelques pas, pour entrer dans un hôtel privé, le sien. J’ai su cela encore. J’ai des amis un peu partout. Elle s’appelle Mme Cancel et c’est la femme d’un ancien ministre, tout simplement. Voilà, patron. Vous êtes content de moi, j’espère, et que vous me trouverez une bonne place, où je n’aie pas à faire le quart d’œil.


– J’irai au cercle ce soir, dit l’homme d’affaires à son petit-fils, en lui rapportant ce discours. Ce Cancel est un de ces bas politiciens à tout faire que les malins fourrent dans des cabinets de passage. Ces lascars-là multiplient leurs relations pour avoir ce que leurs femmes appellent un salon. Je trouverai bien quelqu’un qui me donne des détails sur son ménage. Si c’est elle la détraquée de la rue Masseran, qui a risqué ce paquet-là, elle est évidemment la maîtresse d’Alfred Harny. Est-ce une liaison passagère, un caprice, ou, comme disent les gens communs, un fil à la patte ? Dans un cas, il aurait une excuse. Dans l’autre… En attendant, je vais hâter, à tout hasard, la fondation de mon Institut. Quand Raymond parlera de la dot enfin trouvée, à l’amant de Mme Cancel, – car cette femme c’est Mme Cancel, il n’attelle pas à trois quand même, – nous verrons bien ce qu’il répondra.


« Il doit y voir juste, » raisonnait Marcel après cette conversation. « Ces deux attitudes remarquées par le suiveur, cela, c’est un indice sûr, d’une identité entre la détraquée de la rue Masseran, comme dit grand-père, et cette femme du politicien. Il pense ainsi et il continue à chercher le moyen d’assurer à Paule cette dot qui lui permettra d’épouser cet Harny ! Lui-même n’a pourtant pas ressemblé à ce fourbe. Quand il aimait Thérèse Gauthier, je ne le vois pas ayant une autre maîtresse à côté. Lui, si entreprenant, si décidé, il hésite à éclairer Paule sur le compte de ce monsieur. Que craint-il donc ? »


La réponse à cette question était toute simple. Elle le travaillait, depuis qu’il avait offert à son aïeul de l’aider dans la préparation de cette dot.


« Ce qu’il craint, » continuait-il, « c’est que Paule si réfléchie, si habituée par son métier, à la recherche des causes, ne se demande d’où vient l’intérêt qu’elle lui inspire et pourquoi il veille si ardemment sur son bonheur. Mais ne montre-t-il pas le même dévouement au frère ? Le souvenir de l’employé tué à son service ne suffit-il pas à tout expliquer ? »


L’image de Raymond Gauthier surgie dans son esprit le mit de nouveau en réaction contre les hésitations de son grand-père.


« Ce Raymond, » pensa-t-il, « est un homme vrai. Admettrait-il le silence vis-à-vis de sa sœur et de la laisser engagée dans une passion sans issue ? Car cette liaison de cœur avec Harny, lié, lui, avec une femme mariée, Paule ne la supportera pas, si elle est, elle, la jeune fille pour laquelle elle se donne. Il faut savoir si cette histoire avec cette Mme Cancel est, comme dit grand-père, une aventure de passage, et Paule a le droit de le savoir. Le frère seul pourra tirer la chose au clair, et mettre cet étrange Harny en demeure de se conduire loyalement. Il exigera de lui une rupture avec cette maîtresse. Cette promesse vaudra ce qu’elle vaudra, mais elle doit être donnée. Sinon, c’est l’autre rupture, celle des fiançailles, qui s’impose. Si quelqu’un peut mettre de l’ordre dans ce désordre, c’est Raymond. »


Il continuait de raisonner ainsi. Puis, il tombait, à son tour, dans l’hésitation qu’il reprochait à son grand-père.


« Je connais si peu le monde, » se disait-il. « À qui demander conseil ? La seule personne à qui j’aie parlé un peu sincèrement de Paule, c’est Cortet. Pourquoi ne pas prendre son avis ? Sans lui dire le détail exact. »


Instinctivement, il s’acheminait, à travers ces réflexions, vers la boutique de Gillequint. Il changea de direction et alla d’abord à Laënnec, où l’interne l’accueillit par des éclats de rire :


– Avoue-moi la vérité. Tu viens encore me parler de Mlle Gauthier. Tiens-toi donc tranquille. Écris à tes amis de Nevers qu’ils ne pensent plus à ce mariage.


– Alors tu n’es pas d’avis que l’on pourrait faire faire une enquête par quelqu’un de la famille de Mlle Gauthier, son frère par exemple, sur l’existence de cet Alfred Harny ?


– Son frère ? Veux-tu toute ma pensée ? Il est le complice de sa sœur. Si tu lui parles d’un projet de mariage avec quelqu’un de Nevers, il te demandera si ce quelqu’un est riche, s’il a des sous, comme ils disent dans le peuple.


– Alors tu ne vois pas le moyen de savoir la vérité sur cette histoire Harny ?


– Quelle vérité ? Il n’y en a qu’une. Deux femmes se crêpent le chignon, si l’on peut parler de chignon aujourd’hui. C’est qu’elles se sont bêtement toquées d’un gigolo qui, lui, s’en tamponne le coquillard avec une patte de homard prolongée. Ne perds pas ton temps à chercher les dessous de pareilles histoires, et pense à ton Janus.

 

 

LIRE LA SUITE ..

 


 

Supprimer les publicités sur ce site pendant 1 an